Trois millions seulement. C'est le nombre de têtes de bétail qui étaient prêtes à l'abattage cette année. Un chiffre dérisoire face aux six millions nécessaires pour répondre à la demande nationale. Pour la première fois, l'offre est presque deux fois inférieure aux besoins et, en quelques années, le Maroc a perdu 38 % de son cheptel national, un effondrement sans précédent qui menace la souveraineté alimentaire du pays et fragilise un secteur vital pour l'économie rurale. Le naufrage du cheptel marocain n'est pas un simple accident de parcours. Il résulte d'un enchevêtrement de décisions hasardeuses, d'investissements mal ciblés et d'une absence de vision à long terme. En avril 2023, un contrat-programme de 14,45 milliards de dirhams a été signé entre l'Etat et la Fédération interprofessionnelle des viandes rouges (FIVIAR), dans le cadre de la stratégie Génération Verte 2020-2030. Son objectif ? Ramener la production annuelle à 850 000 tonnes d'ici 2030 tout en augmentant le poids moyen des carcasses. Mais deux ans après son lancement, aucun indicateur ne témoigne d'une amélioration, et le gouffre entre ambitions et réalité ne cesse de s'élargir. Où sont partis les milliards de subventions ainsi que les effets des programmes de soutien ? La filière marocaine des viandes rouges traverse une crise d'une ampleur inédite. Alors que le cheptel national comptait près de 31 millions de têtes en 2021, le ministre de l'agriculture, Ahmed Bouari, a révélé que seuls trois millions de moutons ont été disponibles pour l'Aïd al-Adha, une quantité largement insuffisante face à une demande estimée à six millions de têtes. Cette dégringolade de l'élevage ovin et bovin, que les autorités attribuent à la sécheresse, occulte en réalité une accumulation d'erreurs stratégiques, des mensonges éhontés et une dérégulation qui profite à une poignée d'importateurs et d'intermédiaires, au détriment des éleveurs et des consommateurs. Un cheptel décimé : une perte abyssale passée sous silence L'effondrement du cheptel marocain ne saurait être minimisé. En 2020, le Maroc comptait encore 31,2 millions de têtes (bovins, ovins et caprins). Or, selon les déclarations du ministre de l'agriculture, le pays aurait perdu 38 % de son cheptel en quelques années. Si l'on suit ce calcul, l'effectif actuel ne dépasserait guère 18 millions de têtes, soit une disparition de 13 millions de bêtes en quatre ans. Un chiffre vertigineux, qui remet en cause toute la politique de soutien à l'élevage menée depuis le Plan Maroc Vert. L'effet direct est particulièrement frappant sur le cheptel ovin, historiquement le plus résilient. En 2024, il est estimé à 20,3 millions de têtes, en recul de 2 % sur un an, tandis que les caprins ont chuté de 4 %, atteignant 5,4 millions de têtes. La filière bovine, pilier de la production laitière et carnée, subit également un ralentissement inquiétant, mettant en péril l'approvisionnement du marché en viande et en produits laitiers. L'échec des mesures gouvernementales : une politique à courte vue Face à cette hécatombe, l'Etat a multiplié les mesures d'urgence, sans jamais freiner l'inexorable envolée des prix. L'importation d'ovins a été encouragée par une subvention de 500 dirhams par tête, censée stabiliser le marché. Pourtant, entre mars et juin 2024, sur les 600 000 têtes prévues, seules 450 000 avaient été importées fin mai. Ces efforts, coûteux pour les finances publiques, n'ont pas permis d'enrayer la spirale inflationniste : les prix du bétail continuent de s'envoler, confirmant l'échec de cette politique d'importation. Le constat est sans appel : la viande rouge est devenue un produit de luxe. En 2020, la production nationale atteignait 540 000 tonnes, couvrant 98 % des besoins du pays, avec un prix moyen de 75 dirhams le kilogramme. Aujourd'hui, la consommation s'effondre, tandis que les prix atteignent des sommets inédits : 120 dirhams pour le bœuf, 150 dirhams pour l'agneau. Les Marocains, autrefois autosuffisants en viandes rouges, sont désormais à la merci de fluctuations spéculatives qui enrichissent les grands importateurs et les intermédiaires du secteur. Une filière livrée aux importateurs cupides et aux spéculateurs Le gouvernement justifie l'effondrement du cheptel par la sécheresse, argument commode qui fait fi d'une réalité plus complexe. Si le manque de pluie a contribué à la flambée des coûts de l'alimentation animale, il n'explique pas à lui seul la disparition de millions de têtes de bétail. En réalité, le secteur est dominé par une poignée d'importateurs (dix-huit précisément), bénéficiant de passe-droits et d'avantages fiscaux, qui imposent leurs prix au marché sans réel contrôle. En 2024, l'Etat a exonéré de TVA et de droits de douane les importations d'ovins, une mesure censée favoriser une baisse des prix. Pourtant, ces exonérations ont surtout profité aux grands distributeurs, sans aucun effet positif pour le consommateur. À cette dérégulation s'ajoute la mainmise des intermédiaires, qui captent une part croissante des marges. Sur les marchés hebdomadaires, les éleveurs se retrouvent contraints de vendre leurs bêtes à vil prix, pendant que les revendeurs imposent des tarifs exorbitants aux consommateurs. Le système « Asaar », mis en place pour assurer une transparence des prix, demeure lettre morte, incapable d'enrayer la spéculation. Des milliards injectés, sans résultat tangible Les plans de relance se succèdent sans jamais enrayer le déclin. En 2023, un contrat-programme de 14,45 milliards de dirhams a été signé entre l'Etat et la Fédération interprofessionnelle des viandes rouges (FIVIAR), dans le cadre de la stratégie Génération Verte 2020-2030. L'objectif affiché était d'atteindre une production de 850 000 tonnes de viandes rouges d'ici 2030, contre 606 000 tonnes en 2019. Mais deux ans après la signature de cet accord, les résultats sont inexistants. Ni l'augmentation du poids des carcasses bovines (de 245 kg à 270 kg visés), ni l'amélioration des performances du cheptel ovin (passant de 16 kg à 20 kg par bête) ne sont en passe d'être atteints. Le gouvernement, malgré l'urgence, reste muet sur l'échec de ce programme, pourtant financé par l'argent public. La filière laitière n'échappe pas à cette débâcle. Un autre contrat-programme, signé en 2023 pour 12,13 milliards de dirhams, ambitionnait de porter la production de lait à 3,5 milliards de litres en 2030, contre 2 milliards en 2020. Pourtant, les coopératives locales ferment leurs portes, tandis que les grandes industries préfèrent importer du lait en poudre à moindre coût, 2,20 dirhams le litre, contre 4,30 dirhams pour le lait local. L'illusion d'un contrôle étatique Les autorités assurent que le suivi sanitaire du cheptel est rigoureux et que 1 486 opérations d'inspection ont été menées en 2024, aboutissant à six procès-verbaux. Pourtant, ces rares contrôles révèlent une situation alarmante : 51 tonnes d'aliments pour bétail non conformes ont été saisies, tandis que des ventes illégales de médicaments vétérinaires ont été constatées à Jerada, Khémisset, Marrakech et Kasbat Tadla. Face à la désorganisation croissante, le ministère de l'Agriculture a annoncé la création de 34 marchés temporaires pour encadrer la vente des ovins avant l'Aïd al-Adha. Mais ces mesures tardives ne répondent pas à la crise de fond : la disparition des cheptels, la flambée des prix et l'ascendant grandissant des intermédiaires sur un secteur livré à lui-même. La filière des viandes rouges, autrefois source de fierté et d'autosuffisance, se retrouve à l'agonie dans ce qui apparaît le plus grand scandale du quinquennat Akhannouch. Après des années d'investissements massifs, la dépendance aux importations est devenue une fatalité. Derrière cette crise se cache une question centrale : pourquoi le gouvernement refuse-t-il de s'attaquer aux véritables causes du problème ? Pourquoi ne pas exiger un contrôle strict des importateurs et une régulation efficace des marchés ? Pourquoi ne pas imposer une véritable transparence sur l'utilisation des subventions publiques ? Il est certain que Aziz Akhannouch doit rendre des comptes dans ce dossier brûlant.