Il y a des hommes qui, à eux seuls, représentent toute une part de l'histoire de leur pays. Ils sont leur pays. Ils l'incarnent, avec ses côtés lumineux comme avec ses aspects obscurs. On peut les aimer ou les détester: ils ne laissent pas indifférents, et leur nom est promis à la postérité. Abraham Serfaty, qui vient de s'éteindre à Marrakech à l'âge de 84 ans, est un de ces hommes-là. Lui le Juif communiste, il reste «un moment» inoubliable de l'histoire du Maroc arabo-berbère, musulman et monarchique. Parce qu'il a été impliqué dans les combats et déchirures qui ont marqué l'histoire récente de notre pays. Parce qu'il aimait ce pays qui était celui de sa famille depuis la fin du XV ème siècle. Parce qu'il a fait preuve, tout au long de son existence, d'une force d'âme à peine croyable, qui nous enseigne le «jusqu'où» peut aller la grandeur d'être un homme, que l'on partage ou non ses convictions. Il est né à Casablanca. C'est à Casablanca qu'il a été enterré, dans le cimetière juif de la ville, près de ses parents. Dès l'âge de 18 ans, Abraham devient militant, sous la bannière des Jeunesses communistes marocaines. Ses activités syndicales anticolonialistes lui valent la prison pour la première fois, alors qu'il a 24 ans et qu'il est jeune père de famille. Il est, ensuite, assigné à résidence en France pour cinq années. Diplômé de l'Ecole nationale supérieure des mines de Paris, il peut prétendre à une belle carrière professionnelle dans le cadre du Maroc indépendant. De fait, il prend sa part dans la mise en place des institutions de l'Etat. Mais c'est un insoumis par nature, qui place en premier ses convictions politiques révolutionnaires. Trouvant le Parti communiste marocain sclérosé, Abraham Serfaty crée avec d'autres camarades, dont le poète Abdellatif Laâbi, une organisation d'extrême gauche : «Ila Al Amane» («En Avant»), ainsi que la revue «Souffles». Ces hommes tiennent sur le Sahara occidental un discours qui n'est pas celui du Trône. Ils vont être rapidement pourchassés. En août 1973, en fuite, jugé par contumace, Abraham Serfaty apprend qu'il a été condamné à la réclusion à perpétuité. Sa sœur Evelyne est arrêtée. Torturée, elle mourra quelques mois plus tard. Abraham se rend. Durant trois années, il va connaître l'enfer du centre de torture et de détention de derb Moulay Chrif à Casablanca. Puis ce sera, durant quatorze ans, la prison de Kénitra, de sinistre mémoire. Au cours de toutes ces années épouvantables, le détenu bénéficie du soutien courageux et efficace d'une enseignante française qui est devenue son épouse: Christine Daure-Serfaty. Grâce à elle et au soutien international qu'elle a su faire naître, Abraham Serfaty est libéré le 13 septembre 1991. Considéré comme un «étranger», il se retrouve exilé en France. Neuf ans plus tard, le Roi Mohammed VI l'invite à revenir au Maroc, où celui qui se définissait comme «un militant arabe-juif» est accueilli avec les honneurs. Jusqu'à sa mort, sans rien renier de ses convictions profondes et de son esprit critique, Abraham Serfaty est resté reconnaissant au Souverain de lui avoir rendu son passeport marocain.