De retour d'Ethiopie, vieille terre d'implantation du christianisme où jadis (en 615) des compagnons du Prophète trouvèrent refuge auprès du roi d'Axum, un de mes proches amis me rapporte que les chrétiens de ce pays considèrent Alexandre le Grand comme un saint. Cette information, bien entendu, me renvoie à l'évocation, dans le Coran, au cœur de la sourate de «la Caverne» (18, 83-99), de Dhou'l-Qarnayn, «le bicornu», que toute une tradition musulmane désigne comme étant le grand conquérant du quatrième siècle avant l'ère chrétienne. Les commentateurs du Coran, en fait, ont été souvent embarrassés avec la présence de ce «bicornu» dans le texte coranique. Pouvait-il vraiment s'agir du roi de Macédoine devenu, en quelques années, maître de la Grèce, de la Syrie, de l'Egypte, de la Mésopotamie, de la Perse et de toute une partie de l'Asie centrale jusqu'en Afghanistan? Ce souverain, dont la vie a été magnifiée dans les siècles qui ont suivi sa mort, ne se prenait-il pas pour un dieu et n'avait-il pas des mœurs très discutables? Pour l'historien et exégète perse Tabari (839-923), le «bicornu» de la sourate 18 est bien Alexandre III le Grand ( «Iskander» en arabe et en persan ), et c'est aussi l'avis de l'encyclopédiste arabe al-Masudi (897-957) ou du poète persan Firdousi (932-1021). Pour un autre historien arabe du neuvième siècle de l'ère commune, al-Azraqui, en revanche, le «bicornu» du Coran désigne un autre personnage, contemporain d'Abraham, qui avait pour maître «al-Khidr», «le Verdoyant», lequel sera aussi un guide pour Moïse et qui est également cité dans la sourate de «la Caverne» (18, 65-82). Dans ce débat, il me semble souhaitable de faire référence à tout ce que le monde de l'Arabie du début du septième siècle pouvait connaître d'Alexandre le Grand. Il était bien appelé depuis l'Antiquité «le bicornu», probablement parce qu'il portait un casque orné des cornes du dieu Ammon, ainsi que l'attestent des pièces de monnaie frappées à son effigie. Un auteur grec ou égyptien du troisième siècle de l'ère chrétienne, le pseudo-Callisthène, a narré dans son «Roman d'Alexandre» une rencontre entre Simon le Sage, grand prêtre de Jérusalem, et Alexandre le Grand, à l'issue de laquelle le conquérant macédonien aurait préservé de la destruction le Temple de Jérusalem. Ainsi Alexandre le Grand est-il devenu, dans la tradition rabbinique (Talmud et Michna), un souverain ami de Dieu. Une thèse qui va être reprise, vers 514, par l'écrivain syriaque chrétien Jacques de Saredj, selon lequel «le bicornu» érigea une muraille d'airain pour contenir les invasions des peuples barbares de Gog et de Magog. Or ces deux peuples maléfiques et ennemis de Dieu, sont bien cités dans la sourate 18, à propos du «bicornu», sous les noms arabes de Ya'jouj et Ma'jouj! Quel enseignement tirer de tout cela? Avant tout celui-ci: le Coran est porteur de toute une mémoire collective qui était celle des peuples du Moyen-Orient au moment de sa délivrance. Et l'on a tout à gagner, pour le comprendre, à faire appel à un travail d'intertexualité.