Mohamed Benchicou est devenu un symbole du combat mené par les journalistes algériens pour défendre la liberté de la presse. L'ex-directeur du quotidien «Le Matin d'Algérie» se trouve actuellement en France où il se fait soigner des séquelles de son emprisonnement pendant trois ans en Algérie. ALM : Avec le recul, quelles leçons tirez-vous de votre calvaire en Algérie ? Mohamed Benchicou : J'en retiens que c'est un calvaire normal, parce que, un demi-siècle après l'indépendance, la guerre pour la liberté reste toujours à mener en Algérie. J'en retiens que c'est un calvaire inévitable, parce qu'il faut toujours payer pour ses idées. Qu'il faut toujours payer pour la liberté. La liberté a un prix qu'il faut savoir payer. C'est le devoir de notre génération. Si on ne paie pas, dans nos pays, on ne fera pas avancer la cause de la liberté. Chez nous, la plume avance au milieu d'une forêt de glaives qui ne rêvent que de la décapiter : ceux des fanatiques islamistes ou ceux des gouvernants, le plus souvent des loubards reconvertis à la politique et qui gardent la main sur le revolver. Regardez ce qui se passe en Tunisie et en Egypte où de simples blogueurs sont emprisonnés. Ma plume m'a conduit en prison. Elle aurait pu tout aussi bien me déposer au cimetière. Dans nos sociétés asservies à toutes sortes de religions, le délit d'écrire reste réservé aux âmes pécheresses. A nous de choisir : se prosterner devant les puissants ou accompagner un mouvement social qui revendique l'émancipation. Pour ma part, mon choix est fait. Je préfère être un pécheur avec mon peuple qu'un saint avec nos gouvernants. Il y a un prix pour ça. Voilà ce que je retiens de mon calvaire. Je voudrais ajouter que dans nos sociétés la liberté de la presse n'est pas une «activité» qu'on exerce en temps de paix, mais plutôt un combat qu'on mène en pleine tempête : faut-il attendre «l'avènement de la démocratie» pour revendiquer, pratiquer tranquillement la presse ? Ce serait absurde et utopique. La liberté de la presse est elle même un acte de construction de la démocratie dans le pays. Pensons-y.
Comment se porte la liberté de la presse en Algérie ? Au risque de vous surprendre, la liberté de la presse reste encore une réalité en Algérie malgré la guerre que lui a menée durant trois ans Abdelaziz Bouteflika et le régime mafieux qui sévit en Algérie. Vous devez savoir qu'entre 2003 et 2006, il y a eu 7 journalistes emprisonnés et 23 autres condamnés à de la prison ferme, sans parler des journaux liquidés, comme «Errai» ou «Le Matin». Bouteflika a affaibli la presse mais il ne l'a pas tuée. Ce n'est pas la volonté qui a manqué au régime de Bouteflika pour éliminer la presse libre. C'est l'extraction populaire de la presse libre algérienne qui l'a sauvée. Il faut savoir qu'en Algérie, la presse libre n'a pas été octroyée mais arrachée. Elle est l'enfant convulsif des journées noires d'octobre 1988, quand la jeunesse algérienne se souleva contre la dictature pour en arracher, au prix de centaines de cadavres, le pluralisme et la fabuleuse possibilité de penser autrement, elle est née du râle des torturés et de l'agonie des adolescents fauchés par les chars dans les rues d'Alger. Sans ces gosses révoltés armés que de leurs seuls cris, les journaux libres n'auraient jamais poussé sur ce sol assoiffé de liberté et, je le crois bien, nous ne serions pas si nombreux à écrire avec impertinence. Voilà pourquoi elle est devenue une exigence populaire. Ce qui ne veut pas dire que tout danger est écarté. Nous avons aussi nos supplétifs dans la presse, nous avons aussi le pouvoir de l'argent qui veut se l'approprier... Mais la presse libre reste une réalité...
Des élections législatives viennent d'avoir lieu en Algérie marquées par un fort taux d'abstention…quelles sont les raisons qui expliquent cette situation ? Et quelle morale tirez-vous de cet état de fait ? Nous sommes devant un divorce brutal entre la société et le régime, mais le régime ne veut pas le réaliser. Le peuple a compris que le système organise des élections pour se reproduire. Pour se reconduire. Pourquoi participerait-il à une comédie électorale ? C'est un fossé inquiétant qui sépare le citoyen de ses gouvernants et il est à craindre que si le changement ne vient pas du haut, c'est-à-dire avec une vraie démocratisation de la vie publique et un renouvellement de génération au pouvoir, alors il sera imposé par le bas avec toutes les dramatiques conséquences qu'un mécontentement populaire peut générer.
Le président Abdelaziz Bouteflika étant malade, comment se prépare, à votre avis, sa succession ? Je crois qu'il faut d'abord s'assurer de la gravité de cette maladie dont on parle tant. Personnellement, je suis échaudé par la capacité du système à berner les masses. Si cette maladie se confirme, alors je crains fort que la succession, dans les conditions politiques actuelles, se fera entre les clans du régime, et n'aboutira à aucun vrai changement de fond. Avec ou sans Bouteflika, le système hégémonique algérien ne pense qu'à se reconduire. Tant que le choix n'est pas au peuple...Ouyahia, Bouteflika, quelle différence ? Il nous faut encore travailler pour créer les conditions d'un vrai renouveau démocratique et cela passe par le départ du système actuel. Avec ou sans Bouteflika.
De manière générale, quel bilan faites-vous de la politique de réconciliation suivie par le président Bouteflika ? C'est une véritable catastrophe. Bouteflika a gommé d'un seul revers de la main plus de dix ans de lutte anti-terroriste. C'est le pire des scénarios. Cette politique a redonné l'initiative à des islamistes vaincus militairement et n'a même pas servi à apaiser les deuils puisque le travail de justice et de vérité n'a pas été fait, puisque les victimes n'ont pas pardonné et que les assassins n'ont même pas demandé à être pardonnés. Il nous faut tout refaire. L 'histoire jugera les promoteurs de la politique de réconciliation, telle qu'elle a été imposée par Bouteflika, comme un acte assimilé à de la haute trahison.
L'Algérie et le Maroc viennent d'être frappés récemment par une vague d'attentats attribuée aux réseaux d'Al Qaïda au Maghreb…Comment évaluez-vous la menace terroriste qui pèse sur cette région ? C'est une menace sérieuse. Très sérieuse. Nos dirigeants n'ont jamais voulu croire au caractère internationaliste du terrorisme islamiste. Ils ont toujours préféré le traiter comme un «phénomène social» lié à la mal vie ou comme un problème de «jeunes égarés», d'où d'ailleurs les fausses solutions comme la politique de réconciliation suivie par le président Bouteflika. Le terrorisme islamiste n'a qu'un but : remplacer les nations actuelles par des Etats islamiques. Il est en train de s'en donner les moyens. Il est piloté par une tête supranationale et le terrorisme qui frappe nos pays obéit aussi à cette tête là. C'est pourquoi les réseaux d'Al Qaïda au Maghreb sont une réalité. Ils expriment une avancée dans le processus de structuration du terrorisme islamiste dans nos pays. La solution, en plus de l'action sécuritaire, est d'éliminer le terreau d'où se régénère l'islamisme, c'est-à-dire l'islamisation de l'école et de la vie publique. Mais il est aussi dans la démocratisation de la société. Les dictatures et les régimes absolutistes favorisent l'avancée de l'islamisme. Pour vaincre le terrorisme, il faut en faire comme en Espagne, l'affaire de toute la société. Ce qui veut dire qu'il faut les libérer. Mais nos dirigeants ne sont pas prêts à une démocratisation. C'est là le drame.
Vous êtes en France depuis six mois quels sont vos projets ? Je suis en France pour deux choses urgentes : me soigner de la maladie que j'ai ramenée de la prison et rester un peu avec les enfants qu'on m'a arrachés durant trois ans, les aider à se reconstruire psychologiquement. Les soins ont avancé. Et j'ai terminé mon second livre où je raconte l'aventure, mon aventure, d'un journaliste confronté à la prison et à la violence du pouvoir dans l'Algérie de ce début du 21è siècle. Il sortira bientôt. Je rejoins l'Algérie dans quelques jours. J'y ai beaucoup à faire. Tout reste à faire. ------------------------------------------------------------------------ Benchicou : Une balafre noire sur la face du régime algérien C'est en 1989, à l'ouverture du champ médiatique algérien à la création de journaux indépendants, que ce vieux routier de la presse a décidé de faire partie de l'équipe qui relance «Alger Républicain», interdit de parution en 1965. Et cela au sortir d'un lent procès qu'il venait de gagner contre le journal «El Moujahid». La direction du quotidien a, en effet, été contrainte par la justice de le réintégrer dans son poste au service national. En1991, il quitte «Alger Républicain», avec une grande majorité de la rédaction à la suite de divergences avec la direction, pour fonder le quotidien algérien indépendant «Le Matin» dans lequel il signe d'une manière régulière reportages, éditoriaux et commentaires, en plus d'une chronique hebdomadaire. Sa franchise et sa liberté de ton ont commencé à lui attirer les frondes des autorités. Et c'est en 2004 que ses déboires avec le gouvernement vont atteindre le point d'orgue.Benchicou avait publié, en cette année, son brûlot «Bouteflika : une imposture algérienne» en Algérie et en France. Ce qui lui vaudraune peine d'emprisonnement de deux années suite à un procès expéditif et pour le moins cohérent. Benchicou a, en effet, été accusé suite à une plainte du ministère des Finances pour «infraction régissant le contrôle des changes et les mouvements des capitaux». Son journal, le quotidien «Le Matin» est suspendu depuis juillet 2004 et à ce jour, demeure toujours interdit de parution. Une injustice qui reste une «balafre noire sur la face des dirigeants algériens», comme ne cesse de le répéter Benchicou.