Le colonel à la retraite Ahmed Zarouf a vécu la chaude journée du samedi 20 juin 1981. Témoignages d'un gendarme qui dit être parvenu à ramener l'ordre sans avoir distribué une seule cartouche. ALM : Dans quelles circonstances êtes-vous intervenu pour aider au rétablissement de l'ordre lors des événements de 1981 ? Ahmed Zarouf : A l'époque, j'étais directeur du Centre de recyclage de Bernoussi. C'est donc par pur hasard que nos hommes ont été impliqués dans ces événements extraordinaires. Les forces de police étaient dépassées par l'intensité et l'envergure des manifestations. J'avais une unité de 300 membres dont plusieurs stagiaires, bien entraînés aux techniques modernes de maintien de l'ordre. Nos équipements étaient modernes avec des boucliers, des matraques, des tenues anti-inflammables… Le but du Centre de recyclage était, entre autres, d'arabiser les procédures. J'ai été donc mis à contribution le samedi 20 juin à l'endroit nommé Sahat Sraghna, point de jonction de tous les quartiers populaires. Nous sommes arrivés sur les lieux vers midi. Il y avait un spectacle de désolation, avec des banques éventrées, des bus qui brûlaient et des traces de sang partout. Et surtout, pas un seul policier. Il y avait des vagues humaines. Les manifestations sont parties de rien, pour protester contre de la hausse de pain, puis à la fin, tous les quartiers populaires s'y sont joints. Il y avait des chômeurs, des pilleurs et beaucoup de mécontents. Comment la foule vous a-t-elle accueilli ? Par des jets de pierres et des slogans hostiles. Nos pare-brises volaient en éclats. Nous avons aussitôt commencé à faire le compartimentage, en protégeant les points menant au Palais royal et les villas du quartier 2 Mars, symbole d'opulence aux yeux des émeutiers. Je n'ai pas distribué une seule cartouche à mes hommes. Comment dans ces conditions êtes-vous parvenu à contenir les manifestants ? Très simple. Nous avions des équipements modernes : fusils anti-riots et anti-émeutes, pouvant tirer des projectiles lacrymogènes et en caoutchouc. Deux heures après notre intervention, il y a eu l'arrivée de renforts. Pour ma part, j'ai été rappelé à la Caserne pour organiser la logistique. Comme disent les stratèges de la guerre, «une bonne armée, c'est une bonne logistique». Quand est-ce que le calme est revenu ? Le samedi fut un jour difficile. Le dimanche aussi, mais à une moindre envergure. Disons que le calme est revenu progressivement. Pour ma part, une chose m'a particulièrement marqué lors de ce samedi sanglant. Vers minuit, la population a donné à manger à mes hommes. J'allais intervenir, craignant que la nourriture ne soit pas empoisonnée. C'est alors qu'un manifestant m'a apostrophé : «Mon adjudant (croyant que j'étais adjudant), n'ayez aucune crainte, nous avons vu comment vos hommes procèdent. Ils n'ont tué aucune personne, n'ont violé aucun domicile». Ce fut un grand moment.