Le dernier ouvrage d'Abdelatif Jebrou, journaliste et écrivain marocain, est intitulé "Discussion avec El Boukhari au sujet de son témoignage sur les années de plomb". Ce livre est le premier d'une série d'autres écrits que Jebrou compte produire sur "le Maroc du XXème siècle". Quiconque peut croire ou réfuter catégoriquement le témoignage de Boukhari, l'ancien agent dans les services de renseignements marocains. D'ailleurs, nombreux sont ceux qui contestent les propos de Boukhari car il n'était qu'un petit fonctionnaire du Cab1, un standardiste. Et que, par conséquent, un simple agent de police n'est nullement habilité pour prendre en charge l'écriture de l'Histoire du Maroc. Mais qui a dit que Boukhari se chargera d'écrire l'Histoire du Maroc? Il est vrai que Boukhari était un simple agent du Cab1. Mais il ne faut pas oublier que les dirigeants du Parti de l'Istiqlal, à la fin de l'année 1952, se sont référés à des informations recueillis par un simple fonctionnaire marocain travaillant dans la Résidence générale. C'est ce qu'a déclaré Feu Abderrahim Bouabid, membre du comité exécutif du parti, lors d'une émission télévisée. Ce fonctionnaire avait réussi à récupérer des documents jetés dans une poubelle, et quand les dirigeants du parti les ont lus, ils ont pu savoir ce que leur préparait le général Guillaume. Et au lieu d'attendre la campagne, les nationalistes ont préféré mettre au point un plan d'attaque dans leur confrontation avec les autorités françaises d'occupation. Et c'est ainsi que les dirigeants du Parti de l'Istiqlal ont décidé d'observer une grève générale pour protester contre l'assassinat du leader syndical tunisien Farhat Hachad. Quelles que soient les pertes subies par le mouvement national, du fait de la stratégie offensive illustrée par les évènements des "Carrières Centrales", l'Histoire prouvera par la suite que ces évènements ont donné une dynamique au processus de militantisme qui a conduit, quelques mois plus tard, à la Révolution du Roi et du Peuple, pour aboutir enfin à l'indépendance du Maroc et l'abolition du régime de tutelle et de protectorat. Ceci-dit, afin de s'assurer de la véracité des propos de Boukhari, en tant que fonctionnaire du Cab1, les autorités marocaines doivent l'autoriser à se mettre à la disposition d'un juge d'instruction français capable, plus que quiconque, d'atteindre la vérité. Nous pourrons ainsi savoir quelle est la part de vérité et de sérieux dans le témoignage de Boukhari concernant le crime d'enlèvement et d'assassinat du martyr Mehdi Ben Barka. Nous pourrons tourner la page, quand nous aurons tous su la vérité ou, du moins, certains de ses détails, car la vérité toute entière, c'est-à-dire celle qui concerne l'enlèvement et l'assassinat de Mehdi Ben Barka, ne l'ignore pas ceux qui se remémorent les conditions et les contextes politiques qui prévalaient dans le Maroc du milieu des années 1960 et ce que notre pays a connu avant le 29 octobre 1965 et après l'exécution du crime du Quartier Latin dans la capitale française. En attendant, nous pouvons dire que Boukhari, à travers ces visions, ne semble pas comprendre les transformations décisives survenues à la tête de la police au cours du mois de juillet 1960 et qu'il y a eu un passage d'une époque à une autre au niveau de la direction de la Sûreté nationale, deux mois après l'exécution de ce que le martyre Mehdi Ben Barka appelle… le coup d'Etat. Le coup d'Etat c'est un changement au niveau du gouvernement sans accord préalable. Et c'est ce qui s'est passé pour le gouvernement d'Abdellah Ibrahim qui a été destitué en mai 1960. Cette destitution a été considérée par Mehdi Benbarka dans une interview à la presse comme un coup d'Etat. A cette époque, il était, que Dieu ait son âme, à l'étranger dans son auto-exil ou plus exactement dans son exil-forcé. Feu Mohammed V, que Dieu ait son âme, avait déclaré le mercredi 24 décembre 1958, dans le discours d'investiture du gouvernement d'Abdellah Ibrahim que ce nouvel exécutif doit veiller à la tenue d'élections communales dont les résultats permettraient de dégager une carte politique qui sera une référence pour la constitution d'un gouvernement représentatif. C'est l'accord qui a été conclu entre le Palais royal et l'aile gauchiste du Parti de l'istiqlal dans des conditions politiques périlleuses qui menaçaient l'unité territoriale à cause des perturbations dangereuses survenues dans la région du Rif entre la fin de 1958 et le début de 1959. Ces conditions ont accéléré la constitution d'un nouveau gouvernement avec la participation de ceux qui deviendront plus tard les dirigeants de l'Union Nationale des Forces Populaires. Les plus importants d'entre eux étaient Abdellah Ibrahim, qui a occupé à la fin de 1958 le fauteuil du président du gouvernement et du ministre des Affaires étrangères, ainsi qu'Abderrahim Bouabid qui a conservé ses postes dans le nouveau gouvernement, à savoir vice-président du gouvernement et ministre de l'économie nationale et des finances. Dans le nouveau gouvernement, il y avait également d'autres ministres qui n'avaient de relations avec aucune des deux ailes du Parti de l'Istiqlal, ou plus exactement qui ont coupé tout lien avec le Parti de l'Istiqlal. Il y avait également des ministres dans le gouvernement d'Abdellah Ibrahim qui étaient proches du Palais. Ce gouvernement était censé rester au pouvoir après l'organisation des élections dont les résultats devaient conduire le Maroc à une nouvelle ère politique, à savoir la constitution des gouvernements conformément à la représentativité de chaque parti, qu'il soit au pouvoir ou dans l'opposition. Dans le milieu des années 1980, Ahmed Reda Guedira (l'un des plus proches collaborateurs politiques du Prince héritier à la fin des années 1950 et le début des années 1960), a écrit que le Prince Moulay El Hassan a créé et dirigé l'opposition contre le gouvernement d'Abdellah Ibrahim. Cette opposition a conduit à la chute du gouvernement, en mai 1960, un an et demi après sa constitution. Nous pouvons dire que le Souverain et son Prince héritier, que Dieu ait leurs âmes, avaient des visions divergentes concernant l'attitude à adopter lors de la période politique précise où Abdellah Ibrahim et Abderrahim Bouabid s'occupaient de la gestion de l'Etat pendant un an et demi, entre la fin des années 1950 et le début des années 1960. • Traduction : Abdelmohsin El Hassouni