Le dernier ouvrage d'Abdellatif Jebrou, journaliste et écrivain marocain, est intitulé "Discussion avec El Boukhari au sujet de son témoignage sur les années de plomb". Ce livre est le premier d'une série d'autres écrits que Jebrou compte produire sur "le Maroc du XXème siècle". Je pense qu'il est de mon devoir, en parlant de Mehdi Ben Barka, de rappeler deux points que j'avais abordés, en 1995, dans mon livre intitulé "Mehdi Ben Barka à Rabat". Le premier point concerne les faits et le contexte qui présidaient au moment de la tentative d'assassinat de Mehdi Ben Barka sur le sol marocain en 1962. Quant au deuxième point, il a trait à l'exil de Mehdi Ben Barka au début de l'été 1963. Plusieurs noms de responsables dans les services de police et de renseignement ont été cités par Boukhari dans ses différents témoignages. Et dans plusieurs cas, Boukhari ne donne que très peu d'informations sur certains responsables sécuritaires, probablement car il ignore même leur nom complet. C'est le cas, notamment, d'un membre du Cab 1 que Boukhari appelle "Mohamed Alaoui M'daghri". Il s'agit, en fait, d'Abdelatif Alaoui M'daghri décédé dans un accident de circulation entre Kénitra et Rabat. Et ceci Boukhari l'ignore. Selon les connaisseurs, il n'est pas exclu que l'accident d'Abdelatif Alaoui M'daghri ait été, en fait, un règlement de compte, comme cela a lieu souvent dans les services secrets. Les responsables de ces derniers se dépassent ainsi d'agents concurrents et dont la présence n'est plus souhaitée. Autre personnalité que Boukhari ne connaît que sommairement : Benaïssa El Jerzini, qui était à la tête de la sûreté de Meknès au cours de la campagne de répression de juillet 1963. Je dispose d'informations au sujet de ce grand responsable de la police qui est mort à la fleur de l'âge, que Dieu ait son âme. Parmi les militants de l'UNFP dans la capitale, figurait Feu Mohamed Souiri Lamrabet, recherché lors de la campagne de juillet 1963 à cause du rôle qu'il a joué dans la grève des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères à la fin de l'année 1961. Ainsi que son action dans la campagne électorale de mai 1963 à Rabat et plus particulièrement dans la première circonscription qui s'est transformée en véritable guerre contre la falsification. Et quand la campagne de répression de juillet 1963 a été lancée, un "traitement de faveur" a été réservé à feu Mohamed Souiri Lamrabet. Mais il avait des amis dans la sûreté nationale, notamment le commissaire feu Benaïssa El Jerzini, le chef de la sûreté de Meknès, qui l'a caché dans son propre domicile des mois durant, loin des regards des indicateurs et des bourreaux. C'est de cette manière que le chef de la sûreté de Meknès a risqué sa carrière et sa vie, en protégeant un fugitif activement recherché par les agents d'Oufkir le sanguinaire. Boukhari a également qualifié le commissaire Rachid Skirej, comme étant beaucoup plus compétent que Dlimi et Achaâchi, car ces derniers étaient obnubilés par l'accumulation de l'argent sale. Ce qui est tout à fait vrai, mais malgré cela Boukhari ne semblait pas disposer de suffisamment d'informations au sujet de… Rachid Skirej. Quand le colonel Oufkir a débarqué à la sûreté nationale, à la place de Mohamed Laghzaoui, il a trouvé à la tête des renseignements généraux, un homme, petit de taille : Rachid Skirej. Le colonel Oufkir, fraîchement nommé comme directeur de la sûreté nationale, ignorait tout de cette direction, et surtout comment ce Tangérois a pu atteindre ce poste de responsabilité. L'ancien officier dans l'armée française ne savait pas que Rachid Skirej tenait Mehdi au courant des secrets des services de renseignement. Rachid Skirej a rejoint la sûreté nationale sur ordre du martyr Mehdi Ben Barka, dès les premiers jours de l'indépendance. C'est le cas de plusieurs autres nationalistes qui ont considéré que l'intégration des services de la police était une nécessité et un devoir. Il était tout à fait possible que Rachid Skirej demeure à son poste à Dar Al Mokri pour surveiller de près tout ce qui s'y passait et spécialement au cours de l'été 1963. Mais quand Fqih Basri a été arrêté et torturé par Oufkir personnellement, Skirej a compris que sa relation avec Mehdi Ben Barka risquait de devenir un secret de polichinelle. Et c'est pour cette raison qu'il s'est rendu à Tétouan, avant d'entrer dans la ville occupée de Sebta en compagnie des agents du Cab 1 qui étaient sous son autorité dans cette région. Rachid Skirej a réussi à s'évader en juillet 1963 et non auparavant comme le prétend Boukhari. Les responsables de la sûreté nationale ont vite fini par comprendre les véritables liens qui unissaient Ben Barka et Skirej. Ce dernier était l'un des premiers collaborateurs d'Oufkir à la sûreté nationale. C'est justement à lui qu'Oufkir a demandé, dès qu'il a mis les pieds à la DGSN, de ramener deux dossiers. Le premier concerne les rapports rédigés sur ses propres activités, du temps où il était officier de l'armée française mis à la disposition des Forces armées royales. Quant au deuxième dossier, il a trait aux rapports rédigés sur Mehdi Ben Barka. De Sebta, Rachid Skirej a pris le bateau vers l'Espagne, avant de s'envoler vers l'Algérie où il a séjourné jusqu'au 19 juin 1965, date du coup d'Etat de Houari Boumediene contre le premier président de la république algérienne, Ahmed Ben Bella. Quand le procès d'Oufkir, de Dlimi et d'autres a commencé au sujet de l'enlèvement de Mehdi Ben Barka, Rachid Skirej était un témoin à charge, en expliquant comment il a suivi, depuis Dar Al Mokri, la tentative d'assassinat de Ben Barka sur la route qui relie Rabat à Casablanca, dans l'après-midi du vendredi 16 novembre 1962. Le témoignage de Rachid Skirej a permis à l'opinion publique française de connaître la réalité de la horde sanguinaire qui se trouvait au Maroc et qui pratiquait la terreur sous couvert de la défense des institutions du pays. Il va sans dire que l'attitude courageuse de Rachid Skirej, frère du comédien Bachir Skirej, a dû lui causer d'énormes préjudices. Puisqu'il risquait un enlèvement ou un assassinat à n'importe quel moment. Mais malgré cela, il a su garder la tête froide. Il a travaillé aux côtés de feu Mohamed Bahi, au bureau de Paris de l'agence de presse irakienne, puis il a occupé le poste de directeur administratif de la revue palestinienne "le Septième jour" dirigée par le grand journaliste Bilal Al Hassan. Et en 1980, Rachid Skirej est retourné pour la première fois à la mère-patrie, après plusieurs années d'interdiction sans qu'aucun jugement du tribunal n'ait été prononcé contre lui. Telle est l'histoire d'un jeune marocain qui a rejoint la sûreté nationale dès l'indépendance et qui devait choisir entre les privilèges qu'offrait Oufkir, ou les inconvénients d'une résistance à ses ordres. • Traduction : Abdelmohsin El Hassouni