Le dernier ouvrage d'Abdelatif Jebrou, journaliste et écrivain marocain, est intitulé "Discussion avec El Boukhari au sujet de son témoignage sur les années de plomb". Ce livre est le premier d'une série d'autres écrits que Jebrou compte produire sur "le Maroc du XXème siècle". Est-ce que Ahmed Boukhari sait qu'avant Aix-Les-Bains, le gouvernement français refusait de transférer le monarque légitime de son exil sur l'île de Madagascar vers la France, jusqu'à ce que le Roi accepte les conditions des Français et à leur tête l'abdication au trône? Sait-il comment la cause nationale a politiquement remporté le bras de fer qu'elle se livrait au gouvernement français, grâce aux actions de la résistance et le soutien des masses populaires aux résistants ? Ce qui a, d'ailleurs, facilité la tâche aux leaders politiques et aux dirigeants nationalistes, qui ont su affronter le gouvernement du président Edgar Faure, qui déclarait avant les pourparlers d'Aix-Les-Bains, à en croire ses mémoires, qu'aucun gouvernement français n'accepterait le retour de "l'ancien Roi" au Trône ? Le locataire du palais de Matignon a fini par changer d'avis, au moment où son gouvernement affrontait une rude opposition des hommes d'affaires et de la politique, ainsi que des généraux de l'armée française. Finalement, Edgar Faure et les membres de son gouvernement ont accepté le retour du Roi à son trône. Est-ce que Ahmed Boukhari reproche aux leaders nationalistes leur attachement à la position nationale qui considérait que l'ouverture d'un dialogue au sujet des relations futures entre le Maroc et la France était tributaire du retour du Roi à son Trône ? Est-ce que Boukhari colporte des idées défendues par certains et qui consistent à croire que le Maroc a raté l'occasion d'engager de véritables réformes politiques et constitutionnelles quand les dirigeants du Parti de l'Istiqlal ont refusé les solutions proposées par le président du gouvernement français Pierre Mendés France, et après lui Edgar Faure ? Ces solutions préconisaient le retour du Roi après la conclusion d'un accord entre les nationalistes et le gouvernement français sur un cadre constitutionnel pour le Royaume du Maroc. Boukhari, ou quiconque, ne semblent pas connaître les véritables raisons, morales et politiques, qui étaient derrière l'attitude adoptée par la délégation du Parti de l'Istiqlal, sous la direction du leader Mohamed El Yazidi, et en présence de Haj Omar Benabdejlil, Abderrahim Bouabid, Mehdi Ben Barka, rejoints par Me M'hamed Boucetta chargé d'établir un contact quotidien à Genève avec le secrétaire général du parti, Haj Ahmed Balafrej. Les raisons sont morales, car le Parti de l'Istiqlal est demeuré fidèle au pacte qui liait le mouvement national au Roi. Ainsi, les informations parvenant de l'île de Madagascar, au nom du Roi, et qui demandaient aux nationalistes de faire preuve de modération, ne faisaient qu'accroître l'intransigeance nationale et l'attachement au Roi. Son retour en France et sa légitimité étaient des conditions sine qua non à l'ouverture d'une nouvelle manche dans les négociations. Pour ce qui est des raisons politiques, les membres de la direction nationaliste savaient pertinemment que l'exclusion du Roi légitime de la sphère de décision et du processus de résolution de la crise, allait les priver, momentanément, d'un grand allié. Les négociations politiques se seraient ainsi déroulées entre, d'une part, le gouvernement français et de l'autre les nationalistes, aux côtés de multiples autres parties marocaines, composées essentiellement de membres du Makhzen collaborateur avec le protectorat, ou de traîtres ayant participé au complot contre le Trône en août 1953. Dans ce cas de figure, comment mettre fin au régime du protectorat ? Comment le Maroc va-t-il recouvrer sa liberté et son indépendance le plus tôt possible ? Les nationalistes considéraient que l'ère de l'indépendance est une période où les Marocains pourraient assumer de hautes responsabilités qui consistent à rattraper le temps perdu et sortir de l'état de sous-développement et de retard, fruit de trois siècles d'isolement. Ce que les Français considéraient comme des leaders traditionnels, n'étaient en réalité que des fonctionnaires et des féodaux ne souhaitant aucun changement, car ils étaient satisfaits de leurs situations et leurs privilèges, et avaient même peur de l'ère de la liberté et de l'indépendance. Ils espéraient que l'exclusion de la scène politique du Roi Mohammed V allait durer longtemps. Et partant, le gouvernement français aurait eu devant lui les nationalistes et les leaders traditionnels. ` Et ces derniers en profiteraient pour affirmer haut et fort que les Marocains ne sont pas encore préparés à l'ère de la liberté et de l'indépendance, car ils ne disposent pas de cadres politiques capables d'assumer la responsabilité d'un Etat libre et indépendant. Nous pouvons ainsi affirmer que la stratégie adoptée à l'égard du gouvernement français, c'est-à-dire celle du retour du Roi comme condition sine qua non à l'ouverture d'une nouvelle page dans les pourparlers, a finalement permis la réhabilitation du Roi qui est revenu à son Trône trois mois seulement après le commencement des pourparlers à Aix-Les-Bains. Après son retour, il a formé un gouvernement nationaliste composé majoritairement par les défenseurs d'une indépendance totale. Et ceux que les autorités françaises appelaient leaders traditionnels, qui étaient en fait des alliés de l'occupation, ont été quasiment tous écartés. • Traduction : Abdelmohsin El Hassouni