Près de 67 bateaux chinois battant pavillon marocain pêchent le poulpe dans les eaux marocaines. ALM a visité l'un d'eux. Plongée dans les conditioins de travail, pour le moins scandaleuses, de centaines de marins marocains qui travaillent à bord. Le port d'Agadir grouille de son activité coutumière. Sur le quai s'entassent des centaines de bateaux de pêche hauturière, côtière ainsi que quelques barques ici et là. Le regard est vite attiré par un amas de tôle que constituent des dizaines de bateaux dont le pavillon se distingue par une petite faucille et une enclume sur le bord, imprimées sur le bord du drapeau national. Vu de l'extérieur, ce bateau renvoie beaucoup plus aux fictions mettant en scène des pirates qu'à un navire de pêche hauturière. Sa carcasse est tellement rouillée que l'on a du mal à l'imaginer affrontant les terribles vagues et courants de l'océan Atlantique, cette «Mer des ténèbres » qui a fait peu de bien à des générations de marins dans le passé. Et l'intérieur n'est guère différent de l'aspect extérieur. Avec la complicité d'un marin marocain, cette visite du bateau sino-marocain a pu être possible. Et d'emblée, une odeur pestilentielle coupe le souffle, jusqu'au bord du vomissement mais qui ne paraît pas indisposer la dizaine de marins marocains et les quatre chinois à bord. Ce petit équipage, qui sera renforcé dans les prochains jours par une autre dizaine de marocains quittera le port d'Agadir dans les jours qui viennent pour deux mois en pleine mer, pour la seconde sortie de pêche de la saison. Youssef connaît très bien les Chinois puisqu'il a beaucoup travaillé à bord de leurs bateaux et c'est avec une timidité typique des souris qu'il fait visiter les différentes cabines du navire. Après un petit escalier menant à une sorte de petit hall où quatre asiatiques prennent leur déjeuner : du riz, évidemment et de nombreux bols contenant uniquement de la nourriture chinoise. Leurs petits saluts, le sourire aux lèvres, étaient quelque peu intrigants, mais un petit coup d'œil à la table où trône une bouteille de whisky renseigne sur la raison de cette bonne humeur. Le téléviseur 21 pouces diffuse des programmes chinois. Sur le côté, deux portes donnant sur deux cuisines, ou ce qui semble l'être. La première, juste à gauche, est plus propre, plus spacieuse, et mieux équipée. «Elle est strictement réservée à l'usage des Chinois », explique le marin. La seconde, nettement plus petite, sert quant à elle à la vingtaine de Marocains à bord. Quittant le hall par un petit corridor mal éclairé, alors qu'il était 15h, Youssef continue sa visite vers les cabines des marins. Celles des Chinois se trouvant sur le pont avant sont bien sûr individuelles mais fermées à longueur de journée. Un luxe que les nationaux ne peuvent pas se permettre puisque leur quotidien sur le bateau est fait de promiscuité très gênante, d'humidité rongeante et d'une multitude d'odeurs nauséabondes dues au poisson. La dernière cabine visitée est pire que les précédentes. Six mètres carrés destinés à abriter six hommes de l'équipage. Les matelas, s'ils existent, sont pourris et rongés par l'humidité. Seul un petit rideau crasseux les séparent. Ce céphalopodier fait partie de quelque 67 navires commandés par des Chinois même s'ils battent pavillon marocain et dont la licence de pêche a été délivrée entre 1990 et 1992, c'est-à-dire juste avant la circulaire qui a gelé tout investissement dans le secteur de la pêche dans notre pays. « Il ne s'agit pas de sociétés mixtes proprement dites comme il en existent beaucoup avec des Espagnols ou des Portugais dans le secteur de la pêche. Ce sont des sociétés de droit marocain à capitaux mixtes sino-marocains. Elles utilisent des navires chinois qui battent pavillon marocain », explique Rachid Benkirane, président de l'Association professionnelle des armateurs de la pêche hauturière (APAPH). Ces navires chois qui pêchent dans les eaux marocaines peuvent être distingués en deux catégories. Les premiers, quelque 32, appartiennent à la Chinese Fishing National Company (CFNC), une grande entreprise étatique qui opère dans les cinq continents et qui s'est associée dans notre pays avec de nombreux Marocains détenteurs de licences de pêche hauturière. « Les bateaux de cette dernière ne posent pas beaucoup de problèmes puisqu'ils font partie d'une entité structurée qui traîne une longue expérience derrière elle », estime un professionnel. Ce qui est loin d'être le cas de la seconde catégorie qui est composée de sociétés provinciales qui proviennent essentiellement des deux provinces chinoises de Dalion et de Shon Dong. Elles exploitent près de 35 navires qui donnent du fil à retordre aux autres professionnels de la pêche et autorités locales en raison du nombre élevé d'infractions dont elles sont l'origine. « Ce sont ces navires qui sont le plus souvent arraisonnés dans des zones de pêche interdite », ajoute ce professionnel. C'est ces mêmes navires qui présentent de terribles conditions de vie aux marins qu'ils recrutent. Mohamed est un marin qui a travaillé dans l'un de ces bateaux. Et il n'en garde aucun bon souvenir. « On travaillait comme des fous dans des conditions très détériorées. Vous me direz que c'est le cas partout dans les navires hauturiers. Je vous répondrais que travailler pour ces gens-là est encore plus épouvantable ». En plus de ce qui a été constaté de visu lors de la visite du navire sino-marocain, les témoignages recueillis auprès d'une dizaine de marins ayant travaillé à bord de ces navires renseignent sur les conditions de ravitaillement les plus déplorables. « Il n'y a que les dix premiers jours que nous mangeons à notre faim. Le reste de la campagne, qui dure en moyenne deux mois, nous le passons à manger le poisson que nous pêchons et à grignoter de temps à autre des gâteaux préparés par nos femmes ou des conserves que nous avons jalousement gardés. Comment voulez-vous nourrir près de 24 hommes à l'appétit vorace puisqu'ils passent leurs journées et leurs nuits en mer avec deux sacs de pommes de terre et ce pour une période de deux mois ? », se demande Mohamed. Et ce n'est pas tout ce qu'on reproche à ces sociétés sino-marocaines. Le recrutement du personnel est également mis en cause par les syndicats des marins. Le décret du 25 février 1961 exige que pour exercer la fonction d'officier sur un bateau battant pavillon marocain, il est obligatoire d'être de nationalité marocaine et avoir les diplômes requis. En cas de non-disponibilité de nationaux diplômés, il est possible de recourir à des officiers marocains qui ont un diplôme immédiatement inférieur à celui requis auparavant. Ce n'est qu'en troisième lieu que le commandement peut être donné à un étranger. Ce qui est loin d'être le cas en pratique. Sur ces bateaux, le capitaine est chinois, son second est marocain alors que son lieutenant est également chinois. En machine, la suprématie des Asiatiques existe également puisque le chef mécanicien et son lieutenant sont toujours chinois et que seul le second mécanicien est marocain. « Ce qui est une grave violation de la loi qui se répercute négativement sur le moral des hommes à bord. Dans le cas d'une application stricte du texte, nous gagnerions plus de 130 postes de travail sur ces bateaux, ce qui est un luxe qu'un pays comme le nôtre, souffrant de taux très élevés de chômage, ne peut pas se permettre», estime Abderrahmane Yazidi, secrétaire général du Syndicat national des officiers et marins de la pêche hauturière. Un point de vue qui n'est nullement partagé par les armateurs. «Il est très difficile de trouver des Marocains pour ces postes-là », se défend l'un d'eux. Et d'ajouter que ce qui attise les jalousies envers ces bateaux chinois est que leur coût de revient demeure beaucoup moins élevé que chez la concurrence. « Les bateaux sont chinois, donc achetés à moitié prix, ce qui influence positivement sur le taux d'endettement de l'armateur et nous permet de moins souffrir en cette période de crise ». Pour sa part, le syndicat pointe le ministère du doigt. Ce dernier « a toujours préféré servir le lobby des rentiers et violer la loi en autorisant l'emploi d'officiers chinois au lieu de l'offrir à des nationaux qui en ont grand besoin », souligne son secrétaire général qui rappelle une affaire qui a fait beaucoup de bruit ces dernières semaines à Agadir. Un capitaine de bateau chinois avait accosté en Mauritanie pour vendre une tonne de poissons qui a été pêchée dans les eaux marocaines. Dénoncé par des marins marocains qui travaillaient à bord, le Chinois n'a nullement été inquiété puisqu'il n'a pas été incarcéré. Il a été déféré devant le procureur du Roi en état de liberté. Récupérant son passeport une fois une caution de 50.000 dirhams payée, il s'est précipité de quitter le territoire national. Le jugement rendu à son rencontre est de trois mois ferme. « Ce chinois a non seulement pillé les ressources nationales en les vendant ailleurs, mais il a mis la vie de son équipage en danger puisque son bateau pouvait être à tout moment la cible de la marine mauritanienne», explique Abderrahmane Yazidi. Et d'ajouter : « Espérant qu'avec le changement du secrétariat général de ce département, le ministre sera mieux conseillé et pourra démarquer son département de l'image de connivence par laquelle il était réputé jusqu'à présent ». Et pourtant, des centaines de Marocains continuent de travailler à bord de ces épaves de la mort. Tous se rappellent de ce cuisinier marocain, qui, voulant s'appuyer sur la rambarde d'un de ces bateaux, est tombé par-dessus bord. La tôle de cette dernière était rouillée.