Entretien avec Rachid Boufous, architecte-urbaniste et membre du Conseil national de l'Ordre des architectes L'architecture, l'urbanisme et l'aménagement de nos villes sont des aspects déterminants pour lutter contre la propagation des épidémies. En ce moment, une nouvelle façon de penser l'agencement des habitations est en train d'émerger dans un certain nombre de pays dans le monde. Capteurs dans les surfaces, reconnaissance faciale, habitat avec plus de luminosité, espaces de vie plus aérés… autant d'éléments seront intégrés dans les futurs projets. Rachid Boufous nous livre son point de vue. ALM : Le coronavirus impose aux urbanistes une nouvelle façon de penser la ville. Quelles sont selon vous les nouvelles contraintes auxquelles il faut faire face dans l'avenir pour limiter les risques liés à la propagation de ce virus ? Rachid Boufous : De tous temps les épidémies ont façonné l'espace et l'avenir urbains des villes. De la peste d'Athènes, en 430 avant J.-C., qui a profondément changé les lois et l'identité même de la ville, à la "peste noire" qui a chamboulé l'équilibre des villes dans les sociétés européennes, en passant par la vague récente d'épidémie du coronavirus, les crises sanitaires ont toujours marqué de leur empreinte l'histoire des métropoles. La ville a toujours été un lieu de captation et de convergence des émigrations, de par le dynamisme économique et les échanges qu'elle suscite. Et de ce fait, la ville a été marquée par des densités de populations importantes, lesquelles, en période d'épidémie, ont toujours été le point noir des espaces urbanisés. L'étroitesse des ruelles, la promiscuité et les problèmes d'assainissement ont fait des villes, au Moyen-Âge, des foyers de maladies et d'épidémies. Malgré cela, de grandes métropoles ont continué à voir le jour, un peu partout dans le monde, et ce phénomène ne va pas s'éteindre pour autant. Ces métropoles continueront à drainer de plus en plus de gens et l'urbanisation devrait se poursuivre à l'échelle mondiale. D'après les Nations Unies, près de 2,5 milliards de personnes pourraient venir s'ajouter aux populations des mégapoles asiatiques et africaines d'ici à 2050. Mais contrairement à ce que l'on pense, les villes denses consomment moins d'énergie, car consommatrices de moins d'espace à équiper. Nous nous acheminons donc vers une contradiction entre des exigences de santé publique et des impératifs de préservation du climat. C'est là tout le défi lancé aux architectes et aux urbanistes pour la conception des villes de demain. Au Maroc, le HCP a récemment publié une note sur les risques élevés liés à la densité urbaine dans les villes. Qu'est-ce qu'il faut en tirer selon vous? Ce rapport est assez explicite et ne fait que relater notre triste réalité urbaine. Tout d'abord, le fait que les habitations soient encore largement sous-équipées en eau potable et en système d'assainissement est assez inquiétant. Par ailleurs, malgré les efforts consentis par l'Etat et ses partenaires immobiliers, nous n'arrivons toujours pas à juguler les disparités urbaines, l'injustice spatiale et à éradiquer certains fléaux urbains comme les bidonvilles et l'habitat non réglementaire. Cela devrait interpeller les autorités en vue d'un changement radical dans notre façon d'appréhender le fait urbain, en termes de programmation, de règles d'urbanisme et en termes d'aménagement du territoire. Un changement de paradigme et de modèle de développement urbain s'impose. Comment les constructions de demain devront-elles s'adapter à toutes ces contraintes et quels sont les fondamentaux d'une architecture post-coronavirus ? À l'heure où le monde continue de se battre contre la propagation galopante du coronavirus, confinant des millions de gens chez eux et bouleversant notre manière de parcourir nos villes, on se demande bien lesquels de ces accommodements perdureront après la fin de la pandémie, et à quoi pourrait ressembler la vie d'après. La vie à l'étroit, qui serait recommandée d'un point de vue écologique, puisqu'elle consomme moins d'espace et d'énergie, est aujourd'hui devenue synonyme de danger. Les petits appartements ressemblent à des cellules quand on se retrouve en quarantaine à la maison, et qu'on n'a pas le droit de sortir. Des balcons plus grands, des espaces habitables plus généreux, lumineux et aérées correctement, des rues aménagées pour laisser plus de place aux piétons et moins à la voiture, préfigurent les changements qui pourraient se mettre en place dans les années à venir. Au Maroc, les entreprises et les administrations ont recouru de manière massive au télétravail, suite aux contraintes de la pandémie. De nouvelles habitudes et un nouveau mode de vie ont commencé à s'installer dans les mœurs. De ce fait les centres-villes jadis occupés par des immeubles de bureaux connaîtront un renouveau par cette nouvelle tendance d'occupation de l'espace. Il faudra alors en profiter pour repenser en profondeur l'aménagement de ces «cœurs de villes». Les moyens technologiques feront certainement partie intégrante de cette nouvelle donne. Comment les architectes pourront-ils user de ces moyens afin de créer des espaces «intérieurs» pour une meilleure qualité de vie ? Le logement «intelligent», faisant appel à la domotique, commence à se démocratiser dans certains segments immobiliers, notamment le logement de haut standing et les villas, au Maroc. Cela apporte du confort, mais la qualité de vie est un autre concept qui tient plus à la qualité de l'environnement urbain immédiat du logement en termes d'équipements socioculturels, de bibliothèques-médiathèques, de parcs, de jardins, de propreté de l'espace public, qui sont malheureusement très rares dans nos villes. Qu'en est-il des lieux de travail ? Dans certains pays, on parle beaucoup des bureaux sans contact équipés de détecteurs de mouvement ou de reconnaissance faciale. Pensez-vous que ce concept pourrait être mis en pratique dans les entreprises marocaines ? Les règles de distanciation vécues au cours de la présente pandémie vont chambouler le mode d'exercer au sein de l'entreprise et de l'administration. L'espace de travail sera lui aussi modifié, en termes d'occupation, d'organisation et donc d'architecture. La mode des «open spaces» est à présent révolue. Nous nous acheminons, sans doute, vers de nouvelles formes d'occupation de l'espace de travail, où la promiscuité sera de moins en moins admise, comme par le passé. Cela engendrera l'introduction de nouveaux modes de sécurité, même si dans leur grande majorité ces outils sont déjà opérationnels.