Les œuvres musicales de 250 chikhates et chioukhs de l'Aïta enregistrées dans une anthologie inédite. Présenté lors d'une conférence de presse qui s'est déroulée le 27 février à Casablanca en présence des artistes de cet art vivant, ce projet met en valeur les figures majeures de l'Aïta. Réalisé par l'association Atlas Azawan sous la direction de Brahim El Mazned, directeur de Visa for music, ce bijou artistique offre également aux passionnés de la musique traditionnelle une véritable rétrospective de l'Aïta. Une musique qui reflète les états d'âme et le vécu d'une trentaine d'interprètes venus de l'ensemble des territoires du Maroc : Casablanca, Sebt Gzoula, Safi, Oued Zem, Beni Mellal, Benguerir, Fqih Ben Saleh, Khouribga, El Jadida, Tanger, Taounate, Errachidia… Cette initiative de protection du patrimoine immatériel du pays est conçue dans une démarche documentaire et composée de 10 CD représentant les 7 types de cet art vivant. Dans un coffret au design soigné, ces CD sont accompagnés de deux livrets en arabe et en français illustrés de photos vintage qui nous transportent à travers les différentes régions du Maroc. Le son des bendirs, des tambourins, du meghroune, du luth, de loutar ou du violon, porte les voix de ces chikhates et chioukhs. Pour en savoir plus, nous sommes allés à la rencontre de l'initiateur et l'artisan de ce projet, Brahim El Mazned. ALM : Pourquoi avez-vous spécialement choisi de faire ce travail de collecte sur l'Aïta? Brahim El Mazned : Tout simplement parce que c'est un répertoire qui mérite vraiment d'être collecté et enregistré. Il faut savoir que nous sommes dans une période où le numérique peut ne pas rendre service à cet art vivant. Je ne vais pas dire que ce patrimoine culturel est en déclin mais on constate qu'il va subir vraiment de grandes difficultés à perdurer. Je m'explique : il y a des formes qui commencent à s'appauvrir, il y a également de moins de moins de femmes dans ce répertoire alors que c'est une expression qui est à l'origine féminine. Pour nous cette initiative est une manière de rendre hommage à cet art en enregistrant ces chioukhs et chikhates vivant (e)s pour que ce patrimoine ne disparaisse pas. De plus, si on a enregistré ces différentes mélodies aujourd'hui c'est aussi pour qu'elles soient accessibles dans nos médiathèques, dans nos universités. Pour que les novices comme les passionnés par les arts et la culture de notre pays puissent le (re)découvrir. C'est essentiellement pour cela qu'on a réuni ces quelque 250 artistes de tout le Maroc. Ils représentent les formes rurales ou les formes citadines de l'Aïta. Que cela soit dans ses formes les plus connues comme «Zaâri», «Hessbaoui», «Mersaoui» ou encore dans les genres les moins médiatisés «Beldi» (Aita Filalia), «Haouzi» ou encore «Jebli». On a rassemblé ces artistes autour de cette aventure humaine, ils ont apprécié l'idée d'y contribuer dès le départ. Il y a quand même plus de 70 titres qui sont là et ce sont toutes les œuvres majeures de l'Aïta qui sont ainsi répertoriées à travers cette anthologie. Qu'est-ce que vous avez pu découvrir à travers la recherche que vous avez effectuée ? D'abord, la passion qu'ont ces chikhates et chioukhs pour ce patrimoine. Au fil de ce travail, on se rend vraiment compte du rôle social de ces artistes dans des territoires dont on parle le moins comme Sebt Gzoula, Tlet Bouguedra, Oued Zem, Fkih Ben Salah ou encore Taounate. Ces artistes sont les témoins de nos douleurs, de nos bonheurs. J'ai trouvé chez ces femmes et ces hommes, d'abord une grande passion pour cet art, une grande générosité et un rôle social important dans les régions les plus éloignées. D'autant plus que, ce qui est intéressant dans ce projet, c'est qu'il a permis à ces artistes de se retrouver entre eux, c'est un travail qui a nécessité deux ans et demi pour sa réalisation. Est-ce qu'il y a une expression commune à l'Aïta ou chaque région a ses spécificités ? Effectivement, il y a des particularités pour chaque région mais en même temps il y a beaucoup de similitudes. Et pour cause, il y a des textes qui ont voyagé avec leurs auteurs, ils sont partis par exemple de Abda à Doukkala ou sont venus de Safi à Casablanca par la nature de l'immigration. Mais en même temps, il y a des textes qui ne se jouent pas de la même façon du côté de Khouribga par exemple. Côté historique, comment évaluez-vous l'évolution de cet art à travers les ans ? On arrive quand même à une période de «déclin», c'est une époque où je pense qu'il est vraiment urgent d'agir et peut-être de faire quelque chose pour que cette expression ne disparaisse pas. Que faut-il donc faire pour protéger ce patrimoine ? Il est impératif de prendre en compte les spécificités régionales. Mais encore, il est urgent d'agir de créer par exemple des maisons dédiées à cet art, voire comment on peut passer à la forme académique de la chose pour que des jeunes filles et des jeunes garçons se mettent à cette pratique. C'est quand même notre identité. La prise en compte de cet art peut contribuer à enrichir artistiquement aussi tous ceux qui sont dans les musiques actuelles. Cela va leur permettre aussi de créer une musique marocaine à partir de leurs racines et à partir de ce patrimoine riche et diversifié. C'est bien que la musique actuelle se développe, mais un art ne peut se développer sans des racines solides. Et aujourd'hui ce sont ces racines qui sont fragilisées. Je n'en fais pas une affaire sacrée mais en tout cas c'est une affaire sérieuse.