«Un demi siècle dans les arcanes de la politique», est le livre du professeur et ancien conseiller royal, Abdelhadi Boutaleb. Cet épisode nous renvoie encore à 1974 et à la Marche Verte et à des souvenirs sur Kissinger. Hatim Betioui : Après la Marche verte, comment les choses ont-elles évolué avec les Américains ? Abdelhadi Boutaleb : Elles ont évolué normalement. Les Américains n'avaient aucune objection à cet égard, et leurs appréhensions concernant leur alliée, l'Espagne, se sont dissipées après la signature de l'accord de Madrid. En 1974, Henry Kissinger, le secrétaire d'Etat américain, s'est rendu à Rabat. Quel était le but de cette visite ? Et quelles relations entreteniez-vous avec lui pendant que vous étiez ambassadeur à Washington ? Kissinger pratiquait la diplomatie mobile. Il est difficile de compter le nombre de fois où il s'est rendu au Moyen-Orient dans le cadre du règlement du conflit arabo-israélien et de recenser ses déplacements entre les capitales de la région. C'était un homme plein d'énergie, un travailleur inlassable et assidu. Sa visite au Maroc à l'époque s'intégrait dans cette logique de mobilité. Il lui importait de savoir le point de vue du Roi Hassan II au sujet du conflit arabo-israélien, et il comptait sur ses conseils. Kissinger avait rendu visite au Roi Hassan II au courant du mois de novembre 1974. Le Maroc venait de présenter une demande pour mon accréditation comme ambassadeur à Washington. La réponse américaine d'acceptation est arrivée deux ou trois jours avant sa visite. Le Roi m'avait invité à me présenter au Palais royal le jour de la visite. Après une entrevue en tête-à-tête entre les deux hommes d'Etat, le Roi m'a présenté à lui en des termes aimables et élogieux. Kissinger a répondu : « J'attends son arrivée à Washington ». Le fait que j'ai été présenté par le Roi à Kissinger y a été pour beaucoup dans le succès de ma mission car, généreux à mon égard, le Roi avait insisté auprès de Kissinger pour m'aider et faciliter ma mission. Une fois la Marche verte terminée, la question du Sahara est devenue l'objet d'un litige au sein des Nations-Unies. Comment le Maroc a-t-il fait face à cette nouvelle situation ? La position adoptée par l'Algérie au sujet du Sahara était d'autant plus surprenante et décevante, que l'Algérie soutenait désormais le Front Polisario, considérant que le problème du Sahara n'a pas été réglé par l'accord tripartite de Madrid. Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères de l'Algérie, était arrivé à New York pour rencontrer le corps diplomatique arabe accrédité auprès des Nations Unies et l'informer de la position de son pays. A l'approche de cette réunion, le Roi Hassan II a demandé que le Maroc y assiste pour présenter également son point de vue. Le souhait du Roi avait l'apparence d'une demande d'arbitrage. Mais la réunion n'avait pas cette vocation . Aussi, m'a-t-il demandé d'y affronter le ministre algérien. A cette époque, j'étais encore ambassadeur à Washington et le Dr Ahmed Laraki, ministre des Affaires étrangères du Maroc, se trouvait à New York, ainsi qu'Idriss Slaoui, représentant du Maroc aux Nations Unies. D'après mes informations, le Roi Hassan II aurait dit : « Il n'y a que Abdelhadi Boutaleb qui puisse faire face à Bouteflika dans ce débat controversé qui va se dérouler devant les représentants des pays arabes à New York ». Durant la rencontre, MM. Laraki et Slaoui étaient à mes côtés. C'était un des plus importants affrontements politiques de ma vie. J'ai pris la parole après le ministre algérien pour répondre à son intervention. J'ai expliqué les racines et les ramifications de la marocanité du Sahara, et retracé les étapes successives de sa libération du colonialisme espagnol, commençant par l'arrêt de la Cour Internationale de Justice de la Haye, reconnaissant le droit du Maroc sur le Sahara, en passant par l'allégeance des Sahraouis au Roi, puis la Marche verte et l'accord de Madrid. Bouteflika qui m'avait précédé pour défendre le point de vue de son pays, a par la suite, commenté mon intervention. Il s'est montré courtois et amical à mon endroit et évoqué des souvenirs communs du temps où j'étais ministre des Affaires étrangères. Beaucoup de choses ont été dites sur l'organisation et le déclenchement de la Marche verte. Y a-t-il d'autres éléments encore inconnus à ce sujet ? Je voudrais ajouter des éléments que peu de gens connaissent. Je me suis penché sur ce dossier pour m'informer des tenants et des aboutissants de la Marche verte. J'ai parcouru des documents inédits, préparés par le commandement général des Forces armées royales pour les besoins d'organisation de la Marche. Ces documents donnent des détails sur le nombre des participants à la Marche verte ainsi que sur son organisation et son déroulement. Le chiffre de 350.000 personnes a été avancé. Or, je sais que les marcheurs étaient au nombre de 524.000. Quand, au départ, on avait ouvert la voie aux volontaires, leur nombre avait atteint 3 millions. Ensuite, il a été envisagé de le ramener à un million et, enfin, il a été fixé à 524.000. Le Roi Hassan II a ordonné que toute les couches de la population marocaine, de différentes villes et villages, y participent. De même, on a ouvert la voie à la participation de délégations venues de pays frères et amis. Il y avait des volontaires de l'Arabie Saoudite, de l'Irak, du Qatar, du Koweït, de la Jordanie, du Liban, du Soudan, du Sultanat d'Oman et du Gabon. Des volontaires sont venus des Etats-Unis pour représenter une organisation non gouvernementale. Ils étaient contre le colonialisme et soutenaient la libération du Sahara. Chacun hissait le drapeau de son pays. L'encadrement humain exigeait aussi une organisation matérielle sans faille. Le Roi, qui, grâce à son génie et à sa rationalité, a imaginé la Marche verte, a pensé à faire participer l'Armée royale à son organisation et a sélectionné pour cela trois officiers: le commandant Abdelaziz Bennani (actuellement général, commandant de la région militaire du Sud du Maroc). Le commandant Mohamed Ziati et le commandant Mohamed Achehbar (qui est resté secrétaire général du ministère de la Défense jusqu'à son départ à la retraite, il y a quelques années). Les trois ont assisté le Roi et veillé de près à l'organisation de la Marche. Les participants étaient encadrés dans chaque province par des agents du ministère de l'Intérieur (caïds et pachas). Les marcheurs étaient répartis en unités dont chacune disposait de tout ce dont elle avait besoin pour avancer, sans dépendre des autres unités mais en harmonie totale avec elles. L'encadrement de la Marche verte s'articulait comme suit : - Chaque tribu était coiffée par un de ses chefs qui en connaissait les membres. - Un caïd (dirigeant d'un village ou d'un arrondissement dans une ville), secondé par 3 cheikhs, supervisait l'encadrement de 2.000 marcheurs, sans plus. Il y avait, au total, 165 caïds et 592 cheikhs. - 150 officiers et 5 sous-officiers étaient chargés de la supervision de chacune des unités de l'Armée. En outre, le Roi a pris toutes les précautions nécessaires et fait entourer la Marche d'un cordon humain composé d'agents de sécurité civils afin d'empêcher l'infiltration des non-inscrits et le désordre à l'intérieur. Ces agents encadraient les marcheurs si discrètement que personne ne s'en rendait compte. Ils étaient peu nombreux, mais leur présence était indispensable. Entre le jour où le Roi a donné l'ordre d'ouvrir les registres d'inscription et celui où la Marche s'est ébranlée, les encadreurs ont reçu une formation accélérée au cours de laquelle ils ont suivi des leçons de sensibilisation politique et appris comment s'adresser aux marcheurs et se comporter avec eux. De même, ils ont été entraînés à manipuler les nombreux outils dont ils allaient avoir besoin. Par ailleurs, la Marche comprenait des fqihs et autres religieux chargés de déclamer le Coran. Ils avaient tous reçu au préalable une formation spirituelle et morale auprès d'imams de mosquées compétents. Les marcheurs portaient le Coran comme gage de paix, pour montrer que le Maroc ne partait pas pour une quelconque conquête. 500.000 exemplaires du Livre Saint ont été imprimés et distribués aux marcheurs. Tous ces préparatifs ont été effectués en 18 jours exactement. Deux routes ont été goudronnées, la première reliant Tan-Tan à Tarfaya et la seconde, Tarfaya à Tah, localité adjacente à la frontière du Sahara colonisé par l'Espagne. Le revêtement de ces deux routes, d'une longueur totale de 100 kilomètres, n'a duré que 18 jours. Sur le plan logistique, 12.000 camions et 113 trains ont été mobilisés pour transporter les volontaires de leurs régions à Marrakech. De là à Tarfaya, le transport s'est effectué par camions. Trois repas étaient prévus quotidiennement pour chaque participant et participante. Le Roi Hassan II a tenu à ce que cette nourriture comporte un apport total de 3.200 calories, soit un peu plus que 1.000 calories en moyenne par repas. De même, chaque personne a eu droit à 10 litres d'eau potable. La quantité totale d'eau fournie à la Marche a atteint 5 millions de litres. Par ailleurs, 400.000 couvertures et 400.000 couverts (cuillers, couteaux, assiettes et serviettes) ont été livrés ainsi que 20.000 théières et autant de cafetières, des dizaines de milliers de casseroles et marmites variées. Des cuisiniers ont été dépêchés de différents endroits du Maroc pour préparer les plats en fonction des régions d'origine des participants afin que personne ne se sente dépaysé ou n'ait à consommer une nourriture à laquelle il n'était pas habitué.