«Un demi siècle dans les arcanes de la politique», est le livre du professeur et ancien conseiller royal, Abdelhadi Boutaleb. Cet épisode aborde la Marche verte décidée par S.M. Hassan II et les souvenirs ayant marqué l'auteur lors de son séjour à Washington. Hatim Betioui : quand avez-vous connu la nature exacte des projets envisagés par le Roi Hassan II au sujet du Sahara ? Abdelhadi Boutaleb : Les événements se sont précipités et le Roi Hassan II a prononcé un discours où il a annoncé : «Nous recouvrerons le Sahara marocain cette année». Il n'a pas toutefois précisé comment il allait s'y prendre. Je me suis dit que c'était donc une manifestation pour la libération du Sahara qui allait avoir lieu. Cependant, quand j'ai essayé d'en imaginer la forme, j'ai trouvé que le terme étant sans aucun doute utilisé au sens figuré, et non au sens propre. Quinze jours avant que le Roi ne prononce le discours annonçant l'organisation de la Marche Verte, le Palais royal m'a demandé de rentrer au Maroc. Sa Majesté m'a dit : «Je vais organiser une grande marche pacifiste populaire à laquelle participeront des groupes représentant les différentes régions du Maroc et les différentes couches de la population. Les marcheurs fouleront le sol du Sahara». Puis le Souverain a ajouté : «Je vous confie ce secret en vous précisant que j'ai demandé à ceux à qui j'en ai parlé –et ils sont peu nombreux- d'en respecter la confidentialité et tous, sauf trois parmi mes collaborateurs, ont prêté serment sur le coran. « Le Roi qui a toujours excellé dans la litote, a ajouté : « Je ne dis pas que vous êtes maintenant le quatrième, mais désormais vous en faites partie». Et qui étaient ces trois personnes qui n'ont pas prêté serment ? Le Roi Hassan II ne m'a pas cité les noms, mais je l'ai su qu'il s'agissait des deux ministres, Moulay Ahmed Alaoui et Ahmed Réda Guédira et du représentant permanent du Maroc aux Nations Unies, Idriss Slaoui. Il est possible que le Roi leur ait ajouté d'autres après m'en avoir parlé. Un membre du proche entourage du roi m'a appris que le Souverain a mis dans la confidence deux des personnalités de l'opposition, dont Abderrahim Bouabid. Le Roi a dit en privé que Bouabid n'était pas convaincu de l'efficacité de la démarche et qu'il avait émis des réserves dans ce sens. Pourquoi ces trois personnes n'ont-elles pas prêté serment ? Parce qu'elles bénéficiaient de la confiance du Roi. Le Souverain avait la certitude qu'elles ne trahiraient pas le secret. Une fois que le Roi vous a confié le secret de la Marche, que vous a-t-il demandé d'accomplir à Washington ? Sa Majesté m'a autorisé à retourner à Washington pour accomplir la tâche difficile qu'il attendait de moi, et m'a dit : «A l'annonce de la Marche, je compte sur vous pour frapper à toutes les portes pour la faire accepter à l'opinion publique américaine, que ce soit au Congrès, à la Maison-Blanche, au ministère des Affaires étrangères ou auprès de la presse américaine. Je crains que les Américains ne penchent en faveur de l'Espagne, leur allié stratégique qui abrite leurs bases militaires. Tenez-en compte». Puisque j'en étais conscient, avant même qu'il ne me confie son intention d'organiser la Marche Verte et qu'il ne la désigne par son nom, j'ai commencé dès mon arrivée à Washington à frapper aux portes et à nouer des amitiés. Par ailleurs, le Roi avait fait savoir aux Américains que l'ambassadeur qu'il leur avait envoyé avait sa confiance et compter sur moi pour lui communiquer leurs préoccupations. Et cela m'a beaucoup simplifié la tâche. Combien de temps êtes-vous resté aux Etats-Unis ? Près de deux ans : une année avant le déclenchement de la Marche Verte et neuf mois après. Quelles impressions avez-vous gardées de votre séjour aux Etats-Unis ? C'est avec beaucoup de réticence que j'étais parti aux Etats-Unis. J'y ai travaillé à un rythme très accéléré, mais avec infiniment d'aise et de confort. Le travail y est facilité par le fait que tout est bien réglé, bien organisé. Cependant, j'étais heureux lorsque le Roi a décidé de mettre fin à ma mission à Washington et m'a appelé au téléphone pour me dire : «Faites vos adieux le plus rapidement possible et rentrez au Maroc pour être mon conseiller». (Il venait de décider de créer un corps de conseillers). Cela n'empêche pas que j'ai quitté l'ambassade avec regrets, car je m'étais habitué à l'ambiance si attachante de Washington. A ce propos, je voudrais apporter un témoignage pour l'histoire. Le peuple américain est aimable, affable et cultivé mais, malheureusement, sur le plan des relations étrangères, la politique de ses gouvernants est loin d'être un succès car elle manque de clairvoyance et de vision à long terme. Les Américains se lient facilement d'amitié avec vous, vous respectent et vous montrent de l'affection. Vous pouvez aisément établir de solides relations avec eux. Ils ne regardent pas les autres comme des étrangers dont il faut se méfier. Dès que vous avez gagné leur confiance, ils s'ouvrent à vous et vous confient leurs pensées et leurs appréhensions. De même, ils savent apprécier et respecter les compétences. Sur le plan professionnel, il y avait à Washington, à l'époque où j'étais en poste, entre 120 et 130 ambassadeurs ou chargés d'affaires, et chaque ambassade avait sa fête nationale. Ainsi, en moyenne et sur la base du nombre d'ambassadeurs accrédités, trois de ces fêtes étaient célébrées chaque semaine. C'étaient autant d'occasions pour faire des connaissances, tisser des relations, renouer des amitiés et exposer la politique du Maroc. Tout au long de mon séjour comme ambassadeur, le Roi Hassan II me fournissait des fonds qui m'aidaient à couvrir les frais occasionnés par les invitations des sénateurs, les membres de la Chambre des Représentants, de ministres, de journalistes et de membres de la société civile. C'est ainsi que se sont entretenues les relations entre les ambassadeurs et les responsables du pays d'accréditation. L'ambassade marocaine était ouverte à des rencontres de responsables américains de toutes les conditions et de tous les niveaux. J'étais très actif et je me dépensais dans un environnement vaste et varié, ce qui m'a convaincu que la diplomatie est une activité plus fertile et plus étendue que les fonctions ministérielles au sein d'un gouvernement. J'ai beaucoup appris à Washington. Ma vision de l'univers y a changé et j'ai découvert un autre monde, un monde de progrès qui maîtrise le temps et ne laisse rien au hasard. J'ai également appris à être ponctuel aux rendez-vous. Un ministre peut vous fixer rendez-vous à des heures comme midi vingt, ou encore, à cinq heures moins dix, et le Service du Protocole peut, par exemple, fixer la durée d'une réunion entre un ambassadeur et un ministre à 37 minutes. Grâce à une telle ponctualité, on reste maître des événements. Au cours de mes déplacements à l'intérieur des Etats-Unis, je n'ai jamais vu un avion décoller ou atterrir ne serait-ce qu'avec une minute de retard par rapport à l'heure prévue. De même, je n'ai jamais eu de panne de téléphone, ni besoin d'un technicien pour y remédier. Ce qu'on appelle chez nous privatisation est une chose naturelle aux Etats-Unis. Si le téléphone tombe en panne, vous avez la possibilité d'appeler une autre société pour remplacer sur le champ la compagnie défaillante. Il ne m'est jamais arrivé de donner rendez-vous à un Américain et de voir celui-ci arriver avant ou après l'heure fixée, et pourtant, en Amérique, les rendez-vous se fixent des mois à l'avance . J'ai découvert un nouveau monde où les gens travaillent comme des robots, mais restent humains dans le sens le plus noble du terme. Qu'ils sont beaux, ces détails de votre vie parmi les Américains ! En avez-vous d'autres ? J'en ai beaucoup, mais je me contenterai de citer certains aspects caractéristiques que j'ai gardés en mémoire. Le 3 mars 1975, j'ai organisé ma première réception à l'occasion de la célébration de la fête nationale marocaine (Fête du Trône). L'ambassade marocaine a adressé une invitation au ministre des Affaires Etrangères henry Kissinger avec qui j'avais établi des relations étroites. Son cabinet nous a informés qu'il allait répondre favorablement à notre invitation. En préparant la fête avec les membres du personnel de l'ambassade, j'ai demandé à l'un d'eux de se tenir à l'entrée pendant la réception pour accueillir les hôtes de marque et en particulier le ministre Kissinger, et je lui ai demandé de l'accompagner jusqu'à l'endroit où je devais me tenir pour accueillir les invités. Mais un des membres de l'ambassade m'a dit que les ministres et les hauts fonctionnaires n'ont pas besoin d'être accueillis, et qu'à leur arrivée ils se mettent en rang, comme tout le monde, et évoluent jusqu'à vous pour les accueillir. Effectivement, j'ai pu observer de l'endroit où j'étais, à une certaine distance de la salle des fêtes, que le ministre Kissinger est arivé à l'entrée de l'ambassade, a pris sa place dans la file des invités et avancé jusqu'à l'intérieur du bâtiment puis m'a salué et félicité par des mots délicats avant de rejoindre les convives. Certains sénateurs et représentants qui soutiennent des associations de bienfaisance me priaient d'organiser à l'ambassade des dîners pour lesquels ils vendaient aux personnalités fortunées des invitations à des prix élevés, les recettes devant être versées aux associations qu'ils parrainaient. Les ministres étaient modestes, larges d'esprit et disposés à écouter les critiques faites à leurs politiques.