Les militants des droits de l'Homme espèrent que l'organisation des séances d'auditions publiques, et surtout leur diffusion télévisée en direct, aura un impact positif sur l'indépendance des juges et le comportement des services de sécurité. Force est de constater que l'organisation de séances d'auditions publiques des victimes des années de plomb (1956-1999) a eu un effet instructif indéniable. Figurez-vous qu'une femme de 70 ans ignorait absolument tout des enlèvements, des sévices, des tortures et des exécutions qui ont entaché plus de 40 ans de l'histoire du Maroc. Jusqu'au 21 décembre 2004, cette femme n'imaginait pas que les pouvoirs publics, notamment la police, l'armée et la justice, étaient capables de cautionner l'existence de centres secrets où de jeunes Marocains, hommes et femmes, étaient retenus, violés et parfois même enterrés. Le cas de cette respectable femme n'est pas isolé. Nombre de citoyens sont dans la même situation. Ils ont vécu dans un grand mensonge pendant plus de quarante longues années. L'Instance Equité et Réconciliation (IER) vient d'ouvrir au grand public un dossier sensible. "Qu'est-ce que ces jeunes Marocains ont bien pu faire pour mériter tout cela?", se demandent les citoyens. "Pourquoi le Makhzen a-t-il fait preuve d'autant de barbarie à l'égard de ces opposants?". Deux questions, hélas, auxquelles les séances d'auditions publiques n'ont pas apporté de réponses. Les témoins, sauf Ahmed Harzanni sur lequel nous reviendron plus loin, ont évité d'aborder les faits qui ont directement provoqué l'ire les services de sécurité et mis en branle la maudite machine de répression. En fait, leur attitude se comprend aisément. "Puisque que je n'ai pas le droit de citer les noms des bourreaux et des tortionnaires pourquoi rappeler les délits et crimes que nous avons affectivement commis?", pourraient répondre les témoins. En tout cas, Harzanni a préféré briser le tabou et accomplir un pas important vers l'émergence de la vérité avec un grand "V". Il a reconnu qu'il était loin d'être un "ange" et qu'il n'avait aucun scrupule à user de la violence pour atteindre ses buts révolutionnaires. Voilà qui est honnête. Pour ce qui est des tortionnaires c'est une autre histoire. C'est tout le débat de l'exécution des ordres et des instructions. Un homme comme le sous-lieutenant Ahmed Marzouki, ancien militaire ayant participé à la tentative de coup d'Etat de 1971, a affirmé qu'il n'a fait qu'exécuter des ordres venus du terrible lieutenant-colonel M'hamed Ababou. Pourquoi le même raisonnement ne peut-il pas être tenu par un des tortionnaires? De toute façon, l'heure n'est pas au jugement. Le plus important, c'est que le Maroc affronte ses vieux démons pour éviter que ça ne se reproduise. En fait, les témoins affirment que ça n'a pas cessé. Ils sont systématiquement harcelés, dans les aéroports et ailleurs. Leur statut d'anciens détenus les suit partout. Certains observateurs estiment que l'opération IER n'est qu'une comédie, mal écrite et mal préparée. "Nous voulons des noms, des coupables", disent-ils. Ils ne faut pas oublier que les témoins se sont engagés à ne pas divulguer les noms des personnes qu'ils considèrent comme responsables des violations dont ils estiment être victimes, compte tenu du caractère extrajudiciaire de l'IER et en conformité avec les dispositions de son statut en vertu duquel les responsabilités individuelles ne doivent pas être évoquées. D'où l'idée développée par d'autres observateurs et qui consiste à croire que l'opération lancée par l'IER n'a comme objectif que de "soigner les maux d'aujourd'hui". Le silence sur les exactions actuelles et les violations des droits de l'Homme à répétition risque de conduire le Maroc, dans 40 ans, à créer une IER-bis, et ouvrir au grand public, via la RTM (si elle existe toujours) les pages sombres des années post-1999. Mais nous n'en sommes pas encore là. Les militants des droits de l'Homme espèrent, toutefois, que les témoignages des victimes des années de plomb auront un impact positif et direct sur l'indépendance des juges et sur le comportement des services de sécurité. Les séances reprendront début janvier 2005, selon un programme qui sera annoncé ultérieurement, et qui concernera les villes de Casablanca, Khénifra, Al Hoceima, Tan Tan, Smara, Errachidia, Figuig, Fès et Tétouan.