La première séance d'auditions publiques des victimes des années de plomb s'est déroulée mardi dernier, avec une retransmission en direct sur le petit écran. Les témoins ont exprimé leurs souffrances, souhaitant que de tels actes ne se reproduisent plus. La salle de conférence du Centre d'Accueil du ministère de l'Equipement de Hay Riad à Rabat se remplissait petit à petit. Des chefs de partis politiques, des députés, des ministres, des écrivains, des anciens combattants, des universitaires, des militants associatifs et des journalistes (surtout marocains, les étrangers étant pour la plupart en vacances de fin d'année) se sont donné rendez-vous, un mardi soir, pour écouter les témoignages tant attendus des victimes des années de plomb. Tout sera retransmis en direct sur le petit écran. Les membres de l'Instance Equité et Réconciliation (commission ad hoc du Conseil consultatif des droits de l'Homme) sont sur le qui-vive pour ne pas dire angoissés. Et pour cause, ils ont travaillé d'arrache-pied pour que cette opération historique réussisse. "Nous n'avons pas fermé l'œil depuis plus d'une semaine", confie l'un d'entre eux. "Nous souhaitons qu'il n'y ait pas de dérapages", poursuit-il. "C'est une épreuve difficile, car l'échec de cette opération sera indubitablement mis sur le dos des membres de l'IER, alors que sa réussite sera celle de tous les Marocains". Rassurons-les: l'organisation était irreprochable. Déjà, vers 17 heures, chacun occupait son siège et attendait le coup d'envoi. Les quelques journalistes étrangers ont pu bénéficier d'une traduction simultanée en français, ce qui leur a énormément facilité la tâche. Les organisateurs priaient gentiment l'assistance d'éteindre les téléphones portables, d'éviter d'adresser la parole aux témoins, ne pas applaudir, ni même quitter la salle avant la fin de la séance. Sur la tribune, devant pas moins de 500 personnes, six témoins étaient assis, cinq hommes et une femme d'un certain âge. Derrière elles, ont pris place des proches parents et d'autres victimes, qui prendront peut-être la parole un autre jour, dans une autre ville. Leurs regards étaient remplis d'appréhension. Ça se sentait. Les visages des témoins basculaient, en un clin d'œil, de la béatitude d'une victime dont l'existence a enfin retrouvé un sens, à une crispation manifeste due, vraisemblablement, à la remémoration d'une souffrance gratuite et indescriptible qu'ils ont vécue. A 18 heures 15 minutes, toutes les personnes présentes dans la salle de conférence, et derrière elles des millions de téléspectateurs, se tenaient prêts à affronter le passé synonyme de souffrance. Après une brève introduction assurée par le président de l'IER, Driss Benzekri, le premier témoin à prendre la parole est manifestement le plus âgé: Ahmed Benmansour. S'en est suivies deux heures de témoignages poignants. Une ambiance pesante s'est installée. Tout le monde a été projeté dans les années 1960 et les 1970, dans des ruelles étroites d'un Maroc en construction, à des heures tardives de la nuit, au moment où des policiers en civil conduisaient manu militari des dizaines de militants de gauche (et d'ailleurs) dans des fourgonnettes banalisées vers des destinations inconnues. L'injure, l'humiliation, la torture et peut-être la mort : voilà ce qui attendait les détenus. Il suffisait aux autorités de l'époque d'une once de soupçon pour mettre en branle leur machine de brutalité et d'extermination. Et aucune région du Maroc n'a été épargnée par les campagnes massives de répression, d'exaction, de torture et d'exécution sommaires. Du fin fond des montagnes du Rif aux confins du Sahara, en passant par les grandes villes comme Casablanca, Marrakech ou Agadir, les bourreaux ne faisaient aucune distinction. Les six témoignages ont été très instructifs car ils illustrent aussi bien les terribles souffrances de la victime torturée pendant plusieurs années, que celles de la femme et les enfants jetés dans la jungle sociale et les parents (surtout la mère) meurtris par l'incarcération et même souvent la disparition d'un fils. Même si les victimes ne se sont pas attardées, par pudeur évidemment, sur les détails abominables de leurs tortures, on pouvait aisément comprendre, à l'intonation de leurs voix ou aux larmes qui envahissaient soudain leurs yeux, que les sévices pratiqués par leurs tortionnaires étaient tout simplement bestiaux. A l'écoute des témoignages, force est de constater que tous les appareils de l'Etat sont "mouillés" dans cette politique de répression à grande échelle. On en veut pour illustration, les propos de Rachid Manouzi, victime-témoin. Il a rappelé le circuit infernal de sa détention. Du centre de détention de Derb Moulay Chérif à Casablanca, il fut transféré à la prison militaire de Kénitra, pour atterrir enfin à la prison civile de Marrakech. Tout au long de cette détention qui a duré un an, Rachid Manouzi et ses compagnons d'infortune avaient toujours les mêmes gardiens. "Ils nous suivaient partout", dit-il. Ces gardiens étaient habillés en civil, à Derb Moulay Chérif, ils portaient la djellaba vert-olive de l'armée dans la prison militaire de Kénitra et arboraient la tenue officielle des gardes pénitentiaires (un corps sous tutelle du ministère de la Justice) dans la prison civile de la ville ocre. En clair, la Direction générale de sûreté nationale (DGSN), les Forces armées royales et le ministère de la Justice sont entièrement responsables des exactions du passé. L'heure est à la mea culpa pourvu que la page soit définitivement tournée.