Quel bilan faire de cette première vague de témoignages ? La charge émotionnelle était au rendez-vous. Les interventions des uns et des autres ont plongé le public des téléspectateurs et des auditeurs dans un Maroc où le tout-répressif était la règle. Les années de plomb sont en train, lentement mais surement, de se dissoudre dans l'alchimie de la parole. Après deux séances successives à Rabat, les auditions publiques des victimes de cette période noire, retransmises en direct sur les ondes de la radio télévision, marquent une pause pour reprendre dans une autre ville au début de l'année prochaine. Les choses se sont déroulées comme prévu. Dans l'ordre et la discipline. Pas de dérapage. Ni applaudissements, ni incident. Un silence religieux régnait dans la salle tout au long des auditions. Les témoins, dignes jusque dans leur manière de rompre le silence, ont également respecté jusqu'ici la consigne de l'Instance Équité et Réconciliation (IER), celle de ne pas donner des noms d'éventuels responsables des exactions, sous peine de tomber dans la diffamation. Les Marocains ont été mis, deux jours durant, face à leur Histoire par les témoins qui se sont succédé au centre d'accueil du ministère de l'Équipement à Rabat : Ahmed Benmansour, 64 ans, résistant à l'occupation, qui subira les foudres du régime du Maroc indépendant des années 60 et 70 pour sa militance au sein de l'UNFP. Le témoignage de Rachid Manouzi, en son nom propre et au nom de sa famille, a rapproché les Marocains du calvaire de cette dernière et dont un des enfants, Houcine, est toujours porté disparu. Chari El Hou, personnage haut en couleurs, professeur à la retraite de son état, a connu la plupart des centres de détention secrets : Corbesse à Casablanca, celui de Tagounite au Sud de Zagora et enfin la prison d'Agdz. Il s'est exprimé dans un français clair car il n'a pas eu le temps d'apprendre l'arabe, dit-il. Fils de l'un des meneurs de la révolte du Rif de 1958-1959 décédé en 1995, Jamal Ameziane a souffert lui et sa famille de ces événements . Détention, arbitraire et humiliations. Dans un arabe classique châtié, il a raconté un pan douloureux de l'Histoire du pays. Originaire du Sahara, El Ghali Bara est tombé à son tour dans les griffes de la répression, lui, et l'ensemble de sa famille dont sa femme et ses enfants. Arrêté en 1976, il ne sera libéré qu'en 1991. Comme si elle racontait une histoire à ses petits-enfants, Fatima Aït Tajer, une femme sexagénaire, a retenu l'attention du public par sa manière de dire par des mots simples sa douleur de mère à la recherche de son fils disparu : le jeune Hassan Semlali, membre du groupe Serfaty. Cette dame a narré avec spontanéité sa galère -et celle de nombreuses femmes dans son cas- dans les dédales d'une administration policière et judiciaire froide et impitoyable. “ Les policiers giflaient les jeunes filles“, dit-elle comme pour signifier l'ambiance du Maroc de cette époque-là. L'arbitraire total. Le cycle des auditions publiques s'est poursuivi mercredi 22 décembre avec d'autres témoignages aussi poignants. Ahmed Harzenni, ex-militant marxiste, 12 ans de prison, a fait une “prestation“ remarquée. “ Je ne suis pas une victime des années de plomb, mais un militant qui voulait changer les choses par tous les moyens“, a-t-il déclaré en substance. Contrairement aux autres témoins, il a expliqué les raisons de son emprisonnement, assumant son action jusqu'au bout. Ce qui n'était pas le cas par exemple de l'ex-sous-officier Abdallah Aagaou qui s'est contenté de dire “avoir exécuté des ordres militaires“, allusion faite à la tentative du coup d'État de 1972. Le récit de M. Aagaou sur sa détention au bagne de Tazamamart avec ses compagnons d'infortune a jeté une lumière crue sur un lieu ténébreux où l'horreur avait atteint des sommets. La scène du prisonnier dont la chair a collé comme la glu à la dalle qui lui tenait de lit, fait froid dans le dos. Quel bilan faire de cette première vague de témoignages ? La charge émotionnelle était au rendez-vous. Les interventions des uns et des autres ont plongé le public des téléspectateurs et des auditeurs dans un Maroc où le tout-répressif était la règle, leur permettant de se faire une idée sur cette période sombre de l'Histoire du pays. Chaque témoin a raconté à sa façon ce qu'il a subi dans les centres secrets de détention, entre interrogatoires musclées, bordées d'insultes et diverses techniques de torture. Les souvenirs douloureux refluent petit à petit, les mots jaillissent comme un geyser et les visages se ferment à la remémoration d'une scène horrible. Libérer la parole, dérouler le fil d'une mémoire endolorie. Un exercice pénible mais salutaire. Quel est le sentiment du moment de ces victimes ? Le soulagement certainement. Le soulagement de s'être délesté un peu, l'espace de vingt minutes, de souffrances qui pèsent des montagnes en les partageant avec leurs compatriotes. Du récit des rescapés des bagnes de la mort, on se rend compte que la répression qui s'est abattue aveuglément sur eux était le fait d'instruments impitoyables d'un système déterminé à écraser tous ceux qui lui résistaient. Il n'est pas rare d'entendre des citoyens, scotchés devant leur téléviseur, exprimer à la fois leur étonnement et leur répulsion face aux méthodes utilisées dans les années de plomb. Ils étaient peut-être loin de soupçonner l'importance de la répression qui a broyé toute une génération de leurs compatriotes.