Si les pouvoirs publics ont réussi à normaliser le climat politique national par leur engagement à dépasser les années de plomb politiques, ils hésitent toujours sur le meilleur moyen de traiter les affaires économiques non purgées de l'ancien système. Il y a les années de plomb politiques et la période noire économique. Ces deux phases du Maroc des années 60, 70 et 80 ne sont pas distinctes. Elles sont concomitantes. Pendant que la répression s'abattait sur militants et autres activistes dans une guerre ouverte et sans merci, le pouvoir financier, lui, contrairement à la vie politique, n'a pas été mis entre parenthèses. Ceux qui étaient aux commandes du Maroc financier et économique ont profité de ce climat sombre pour s'enrichir de manière indue en soumettant les finances de l'État à une rapine généralisée. Servez-vous les copains était le mot d'ordre. L'impunité était garantie ne serait-ce que parce que les différents services de sécurité étaient occupés à mater les rebelles. Pendant que certains subissaient les foudres de la répression, d'autres puisaient dans les caisses publiques. Les hautes autorités du pays ont initié depuis le début des années 90 un processus de réconciliation et de normalisation politique pour tourner la page des années de plomb politiques. Il fallait dépasser une situation préjudiciable qui plombait l'ambiance générale et agissait comme un frein au développement. Résultat de ces efforts: le Royaume présente aujourd'hui un bilan globalement positif en matière des droits de l'homme et de démocratisation des institutions. On revenait de loin. Alors que le Maroc et les Marocains se retrouvaient autour d'un projet qui allait ouvrir la voie à l'arrivée de la gauche au pouvoir commençant brutalement en 1995 une campagne d'une autre nature. Celle connue sous le nom de l'assainissement qui a débouché sur l'emprisonnement de certains opérateurs économiques accusés de fraude et autres abus. Cette campagne, présentée officiellement comme une action visant à assainir la pratique économique et commerciale au Maroc, a pris tout de suite l'allure d'une opération de règlements de compte selon les observateurs. Colère de la communauté des affaires qui a dénoncé une chasse aux sorcières sous-tendue par des considérations politiques. Cette affaire a déstabilisé le pouvoir de l'argent et installé une mauvaise ambiance faite de méfiance et d'inquiétude. La fracture était trop profonde pour se cicatriser rapidement. Les pouvoirs publics, engagés sur la voie de la réhabilitation des droits humains et de la militance politique, étaient-ils obligés d'ouvrir en même un nouveau front en attaquant de manière brutale la classe économique ? Toujours est-il que d'autres affaires seront déterrées par la suite. Les scandales du Crédit immobilier et hôtelier (CIH), de la Caisse nationale de la sécurité sociale (CNSS), de la Caisse nationale du crédit agricole (CNCA), de la banque populaire (BP) et de l'association professionnelle des minotiers (APM) seront montés en épingle et présentés devant la Cour spéciale de Justice (CSJ). S'ensuivit une vague d'arrestations des accusés et de procès instruits par une juridiction d'exception où les prévenus dès leur comparution devant le juge d'instruction sont considérés comme des coupables bons à être mis en mandat de dépôt dans la prison civile de Salé. Malgré l'avènement du Maroc nouveau, force est de constater que les affaires de la période ancienne ne sont pas toujours purgées. Le procès des minotiers que l'on croyait clos va s'ouvrir de nouveau le 26 janvier 2004 avec le retour volontaire de l'ex-président de l'APM, Ghali Sebti. Le dossier du CIH contrairement à ce que laissait présager la suspension des poursuites, n'est pas encore clos selon le ministre de la Justice Mohamed Bouzoubaâ. Les cadres et hauts cadres du CIH, emprisonnés l'année dernière avant de bénéficier de la liberté provisoire, ne sont pas au bout de leur peine. Quant à Abdellatif Laraki et ses coaccusés, ils vivent dans la crainte de la reprise de la procédure judiciaire à leur encontre. L'affaire de la CNSS, qui a fait l'objet d'un rapport d'enquête de la deuxième Chambre publié en 2002, vient d'être transférée à la Cour spéciale de Justice. Les arrestations des accusés ne tarderont pas à démarrer. Le retour proche de ces affaires au-devant de la scène judiciaire intervient au moment où le Premier ministre donne l'impression de vouloir privilégier une approche plus soft favorable à ses yeux au retour de la confiance et au climat de l'investissement. Une approche qu'il a déjà appliquée à des dossiers liés à la BNDE et à la Sodea/Sogeta dont il s'est précipité à organiser la restructuration au lieu de les laisser à la traîne au risque de les voir récupérés par des commissions d'enquête parlementaire comme ce fut le cas pour le CIH et la CNSS. Tout cela donne l'impression d'un cafouillage gouvernemental qui dénote l'absence d'une vision cohérente sur la meilleure façon d'en finir une fois pour toutes avec ces symboles de la gabegie financière du Maroc ancien. Entre un chef de gouvernement qui désire selon toute vraisemblance privilégier un autre traitement de ces symboles qui ne revête pas nécessairement un caractère judiciaire comme la restitution des deniers publics détournés par les uns et les autres et un ministre de la Justice qui entend faire appliquer la loi jusqu'au bout pour l'exemple et au nom de la fin de l'impunité, les pouvoirs publics marocains hésitent encore sur la méthodologie à suivre pour sortir définitivement et sans grand dommage des années de plomb économiques.