Le drame de Bournazel, du mardi 9 novembre, révèle au grand jour l'incurie qui sévit dans les chantiers de la promotion immobilière au Maroc. Enquête. Les maçons travaillaient avec célérité pour passer l'Aïd en famille. Ils savaient que le temps jouait contre eux. Il fallait creuser, creuser pour atteindre le bon sol qui se situe à 15 mètres de profondeur. Dans ce terrain, une ancienne décharge publique, la terre était tendre et parsemée de sacs en plastique. Cette terre n'opposait aucune résistance aux coups de pioches des ouvriers et aux va-et-vient de la pelleteuse. Aziz Touja (30ans, père de trois enfants) et Mohamed Driouch (27 ans, père de deux enfants) entamaient la terre avec la rage d'en finir au plus tôt et revoir en fin de semaine leurs familles. Ils ont réussi à creuser un puits de 7 mètres de profondeur, mais n'ont pu aller au-delà. Au quartier Bournazel (préfecture Moulay Rachid), dans la sixième tranche du projet Diar Al Wafa, la terre s'est effondrée, mardi matin, sur deux ouvriers. Le trou qui devait servir de fondation à un immeuble à caractère social a été remblayé par un éboulement de terrain. Les deux maçons ont été enterrés sous cinq mètres de terre. Leurs collègues ne pouvaient absolument rien faire pour les sortir de là. Le trou, profond de 7 mètres il y a à peine 10 minutes, ne présentait plus que 2 mètres de profondeur. Enrageant de ne pouvoir rien faire pour secourir les leurs, les ouvriers ont levé leurs mains au ciel, espérant un miracle. Les sapeurs-pompiers sont vite arrivés. Ils ont remis la pelleteuse au travail. Elle a dégagé pendant longtemps de la terre. Les ouvriers n'avaient plus le cœur à l'ouvrage. A Dar Al Wafa, les travaux ont cessé ce jour-là. Les plus impatients se sont alignés tout près du trou. D'autres ont pris place sur les étages d'un immeuble en construction. Ils avaient une vue plongeante sur le cratère. Après trois heures de déblayage par la pelleteuse, une tache blanche est apparue. Armés de cordages, de petites pioches et de pelles, les sapeurs-pompiers sont descendus, à l'aide d'une échelle métallique, dans le trou. Ils ont creusé autour de la tache blanche. C'était la chemise de l'un des ouvriers enterrés. Les sapeurs-pompiers ont réussi à dégager le corps. Le miracle n'a pas eu lieu : le maçon était mort. Il a été enveloppé dans un drap blanc, et puis transporté en haut. Trois sapeurs pompiers, dont la taille était entourée par une corde, sont redescendus dans le trou pour chercher l'autre corps. A leurs premiers coups de pioche, un pan de la fondation a cédé, enterrant à leur tour les trois sauveurs. Deux d'entre eux ont eu le temps de fuir le lieu de l'éboulement pour trouver refuge à l'autre extrémité du trou. Mais en dépit de ce geste de survie, il n'y avait plus aucune trace des sapeurs-pompiers après l'éboulement du terrain. Plusieurs ouvriers et sapeurs-pompiers ont bondi dans le trou pour dégager les trois éléments de la protection civile. Ceux qui sont restés en haut tiraient les cordes de toutes leurs forces pour extraire les pompiers de l'amas de terre. Mais en vain. Les hommes qui creusaient en bas ont réussi à dégager un pompier, puis un autre. Le visage du premier était meurtri par la terre, il grimaçait de douleur. Mais qu'importe, il était en vie. La deuxième était quasiment inerte, mais il respirait encore. Le troisième demeurait invisible. Ses collègues creusaient en pleurant, mais plus les minutes passaient, plus les chances de le sauver se réduisaient. Ils n'ont pas réussi à le retrouver. Il s'appelle Abderrazak Lakhdar. Il a 27 ans et sa femme est désormais veuve. En haut, les éléments de la Protection civile étaient consternés. Certains se tenaient la tête par les mains. D'autres sanglotaient. Comment est-ce possible ? Azeddine Nekmouch, président du Conseil régional de l'ordre des architectes de Casablanca, ne cache pas sa colère : «Comment peut-on laisser des gens jouer leur vie à pile ou face ? Comment peut-on les laisser descendre dans des trous où il n'y a pas les plus élémentaires conditions de sécurité». «Qui a donné les autorisation pour construire sur un dépotoir ?», s'écrie-t-il. Le projet Diar Al Wafa, qui entre dans le cadre des 200 000 logements sociaux, concerne la réalisation de 1125 logements à Bournazel par la société Sakane Al Jadid. «On veut construire notre pays... on ne veut pas construire des tombes pour les gens», crie Azeddine Nekmouch. Le dossier de ce projet est passé par la commission des lotissements et morcellements de l'Agence urbaine de Casablanca qui l'a approuvé. Il a ensuite été soumis à la commune qui a à son tour donné les autorisations nécessaires. Les ingénieurs de la commune ont-il procédé aux études géotechniques du terrain ? «Les gens autorisent et ne contrôlent pas après», martèle M. Nekmouch. Il ajoute que la recherche du bon sol dans un terrain, une ancienne décharge publique, nécessite d'enlever les détritus, de nettoyer, faire des remblais dans les normes, avec «des couches de tout venant de 20 cm», arroser, compacter, refaire une autre couche, et vérifier le compactage, avant d'entamer les constructions. Ce travail-là n'a pas été fait. Mieux. En dépit de la nature du terrain, le trou n'a pas été étayé par un échafaudage en madriers. Et là, nous sommes dans la logique de la sécurité des chantiers. Les chefs de chantiers et petits tâcherons ont pris l'habitude de travailler dans un total manquement aux règles de sécurité. Les ouvriers qui se jettent dans des trous sont irresponsables. L'architecte, responsable de tous les intervenants dans l'acte de bâtir, devait tirer la sonnette d'alarme. Le promoteur devait veiller sur son produit. Les responsabilités de ce drame, qui a fait trois morts, sont multiples. Interrogé sur le sujet, Toufiq Hjira, ministre du Logement et de l'Urbanisme, répond : «Vivement le projet de loi 04-04 !» Il est vrai que l'adoption de ce projet devrait mettre un terme au laxisme et malversations en incriminant les acteurs de l'habitat irrégulier. En attendant, les deux maçons pressés de rentrer chez eux pour l'Aïd ne reverront jamais leur famille. Un pompier non plus.