Un livre qui enthousiasme, qui fait bondir le cœur de joie. «Une ambassade chez Louis-Philippe» est le journal tenu par un Marocain qui a séjourné en France en 1845. C'est un livre comme on en lit peu. Un livre qui remplit de joie et dispense du plaisir. Son auteur, Assaffâr, est un homme de religion, un honnête faqih à Tétouan. Il s'embraque en France en 1845 en compagnie de l'ambassadeur marocain hadj Abdelkader Ash'âsh. La mission assignée à Assaffâr correspond à celle d'un secrétaire-archiviste. C'est-à-dire qu'il doit enregistrer les différentes étapes du séjour de l'ambassade marocaine en France. Le projet est clairement énoncé dès le début : « J'ai décidé – par la puissance de Dieu – de noircir ces feuillets, d'y consigner ce que nous allons voir, ce que nous allons entendre pendant notre voyage ». Il ne va pas s'écarter de ce projet, seulement la formule qu'il répète, plusieurs fois dès le début du livre, en dit long sur la nature de son étonnement. «Sache», c'est par cette injonction qu'il commence nombre de ses phrases. Il s'agit donc de combler, en toute humilité, un non-savoir. L'arme avec laquelle Assaffâr essaie de dompter ce qu'il voit, c'est la description. Il énumère tout, décrit tout, d'autant plus que ce qu'il voit ne correspond pas à ce qu'il connaît. Là où il entre, il découvre un objet, un usage étranger au pays d'où il vient. «Nombreux sont les chaises et les fauteuils disponibles pour s'asseoir, car ces gens-là ignorent totalement le fait de s'asseoir à même le sol». Souvent ce qu'il voit ne loge pas dans la grille des mots qu'il a appris. Ainsi le train qu'il désigne par «Babûr al-bar» par opposition au bateau des mers. Il y a de l'ethnographe dans Assaffâr. Sa démarche participe en effet de l'ethnographie à l'envers. Il décrit une civilisation supérieure, mais avec la résolution d'une personne intelligente et déterminée à montrer les mécanismes de fonctionnement de la société qu'il découvre. La comparaison entre le Maroc et la France sous-tend ses propos. Plusieurs de ses phrases supposent que ce qu'il voit, ce dont il s'émerveille souvent, fait défaut au pays auquel il destine son journal. L'œil du descripteur ne cesse dans ce sens d'avoir en perspective le pays d'où il vient. C'est par rapport aux choses vécues au Maroc qu'il décrit les choses vues en France. Ainsi : «Sache que ce peuple ne vit point dans des baraques, sous des tentes ou nwâla». Ou encore : «La route chez eux ressemble à la terrasse d'une maison, dépourvue de bosses, de crevasses, d'épines, de cailloux et de tout autre chose de ce genre. La moindre fissure, ils s'empressent de la réparer et veillent sans cesse à son entretien». Assaffâr ne cache pas son admiration pour le progrès industriel. Il ne cache pas non plus son admiration pour le sens du travail des Français. C'est un homme honnête et sans complaisance à l'égard de l'autre, d'autant plus que ses compatriotes sont les seuls destinataires de son journal, et qu'il ne devait pas s'imaginer qu'il serait traduit, un jour, dans la langue du pays qu'il décrit. Assaffâr est curieux de tout, de l'agriculture, des produits agricoles, du commerce, des finances, de l'architecture, de la décoration des intérieurs, de la liberté d'expression dans les journaux, des mœurs… Il déplore aussi certaines manies chez les Français, ainsi «le fait qu'ils urinent au ras des murs». Mais la tonalité d'ensemble est celle de l'admiration. Le compte rendu des étapes du voyage de Assaffâr n'est pas celui d'un homme fermé à ce qu'il voit, d'un homme imbu de la culture qui l'a nourri, mais d'un homme curieux, avide de savoir, et empressé d'apprendre ce qu'il voit à ses lecteurs. Cette curiosité n'est jamais limitée par des interdits religieux. La leçon d'Assaffâr, c'est que tout dépend de l'optique suivant laquelle on veut condamner ou non quelque chose au nom de la religion. Lui, il ne condamne rien. Bien au contraire, il trouve dans le Coran et dans le Hadith des exemples justifiant et autorisant ce qu'il a vu en France.