Il est des habitudes que rien ne freine; ni les conseils ni les restrictions et encore moins le mois de Ramadan. Pour beaucoup, ce mois sacré est le mois du recul, de l'abstinence et du repentir. Mais pour d'autres, c'est un mois comme les autres, où il suffit juste de ne pas boire, ne pas fumer et ne pas entretenir des relations sexuelles de l'aube au coucher du soleil. Et ce n'est donc pas pour autant que cette même catégorie va se priver d'une habitude qui lui est chère. Durant le mois de Ramadan, censé être synonyme de piété et de recueillement, les jeux de grattage et de paris battent leur plein. Brasserie Saint-Georges, sise rue Hajj Omar Errifi au centre-ville. Il est 12h30 de cette belle journée de vendredi. L'endroit est jusqu'à maintenant plongé dans un calme plat. A l'intérieur, des chaises aménagées pour accueillir le maximum de parieurs. A droite, le guichetier Abdallah, un type d'une cinquantaine d'années, tient dans sa main une télécommande qu'il manie d'une façon machinale afin de diffuser une course hippique qui commencera bientôt. Les parieurs, avec une assiduité de moines, assis tranquillement et sans le moindre bruit, se concentrent sur la feuille qu'ils ont sous les yeux et que le regard ne quitte que pour se fixer sur l'écran d'en face. Comme s'ils passaient un examen, une fois la besogne achevée, ils se dirigent à bride abattue vers le guichetier pour valider leur billet. L'affluence vers le guichet est grande. Et dès que nous avons remarqué que le rush commence à s'estomper, on s'est rué vers Abdellah pour quelques interrogations. «Vous savez, Ramadan n'influe en rien le taux de participation. Au contraire il booste les chiffres, déclare- t-il avec un rictus malicieux. Figurez-vous que c'est pendant le Ramadan qu'on accueille outre les habitués, des parieurs novices». – Comment expliquez-vous cela ? – Bah, faut bien tuer le temps. Et on n'hésite pas à leur mettre le pied à l'étrier. Ils savent qu'ils peuvent gagner jusqu'à 2 millions de dirhams à partir d'une mise de 6 dirhams. L'appât du gain anime incontestablement les parieurs. Laissant le guichetier reprendre son travail, un homme emmitouflé dans une djellaba blanche attise notre curiosité. Le sexagénaire a pris le mors aux dents. Il vient de rater de peu un grand gain. On s'est rapproché tout de même du sexagénaire pour en savoir davantage. «J'ai parié sur (le mauvais) cheval qu'on m'a conseillé, pourtant à la base j'allais parier sur celui qui a remporté la course», regrette-t-il d'une voix nouée. Il avait emprunté 500 DH pour jouer aux tiercé, quarté et quinté. «Pourquoi vous empruntez pour jouer ?». La réponse qu'il nous a fournie était courte mais significative. «La misère a emporté la promesse de jours meilleurs…», dit-il avant de lancer: «Je vais de ce pas accomplir la prière du vendredi, je suis même un peu en retard. Il faut bien se laver de ses péchés et l'argent qu'on gagne on ne l'emmènera pas avec nous. Avez-vous déjà vu un coffre-fort à l'arrière d'un corbillard ?». Sur ces notes on quitte ce lieu pour se diriger vers un autre bureau de jeu situé près de l'ancienne médina. Car les parieurs ne sont pas seulement des fervents des courses de chevaux. Ce sont également des amateurs des autres jeux de hasard et de toto foot. Et ils trouvent en la Coupe du monde l'occasion idéale pour marquer le coup. Dans ce lieu, les gens se tiennent debout, les coudes sur une étagère en train de remplir les cases souhaitées. Même les femmes s'y mettent. Touria, âgée de 34 ans, vient parier comme à son habitude. «Cela va faire des années que je me suis mise à jouer au jeu de grattage et de pari. Cela a commencé un jour par une simple envie passagère pour devenir maintenant une hantise dont je ne peux plus me passer», renseigne- t-elle. Le pari qu'elle avait fait la veille a failli faire mouche. Mais nullement découragée, Touria mise à nouveau et s'il le faut elle continuera de miser jusqu'à ce que gain s'en suive. Et Ramadan dans tout ça ? Embarassée par notre question, elle fait semblant ne rien entendre avant de lâcher laconiquement : «ça fait rien , y a pas que moi qui joue». Effectivement il n'y a pas qu'elle qui joue. Comme Touria, ou le sexagénaire, un grand nombre de personnes s'adonne à ces activités pendant le mois sacré, se légitimant l'idée que le pari n'est au bout du compte qu'un simple jeu et se refusant de s'en priver pour cause de restrictions ramadanesques. Après le Ftour, la tendance continue. Désertés le matin, les cafés affichent complet le soir et ne désemplissent pas. Chercher une table vide ressemblerait à chercher une rue dans une ville qu'on ne connaît pas. Mais la loi des cafés règne. Premier arrivé premier servi et encore, les personnes servies ne quittent leurs places qu'à l'approche de l'aube. Elles consomment du café, du thé à volonté et passent au jeu de cartes. Un des passe-temps les plus favoris. C'est l'occasion de jouer, parier, s'emporter et même gagner. Les joueurs de cartes n'hésitent pas à mettre en jeu la consommation que le perdant devrait régler après une partie de Ronda ou de Dos qui sont des jeux de levées ou une partie de Rami, que les Anglo-saxons appellent Rummy. «Ce n'est pas si compliqué que ça. On parie sur une tournée et qui perd paie», explique Disco, un as de carte. Sachez encore que dans le domaine des jeux d'argent, les chiffres sont stupéfiants. Ainsi, selon le journal La Tribune de Genève, le marché de ces jeux dans le monde pèse environ 500 milliards de dollars, soit 20% des dépenses militaires du monde entier. Les pertes des joueurs, elles, sont estimées à environ 430 milliards de dollars. Reste donc une marge de 70 milliards que se partagent les Etats et les sites de jeux. Les parieurs sont des gens qui ne se morfondent pas dans le regret partant de l'idée que le plus grand risque est de ne pas en prendre. Et Ramadan? diriez-vous ! On vous parie qu'il y a même ceux qui ne le font pas (ou plus) et cela sera notre prochain reportage. Reportage photos de Chafik Arich