Fouad Bellamine Par Benyounes AMIROUCHE, plasticien et critique d'art * * * L'œuvre de l'artiste Fouad Bellamine (né à Fès en 1950) s'étend sur plus de quatre décennies et occupe une place remarquable dans le domaine de la peinture au Maroc parmi tout ce qui a été réalisé par les premières générations d'artistes pionniers en matière de synthèse et d'approches, figuratives et abstraites, reflétant la richesse plastique national et ses aspirations créatrices issues du terroir. F. Bellamine organise sa première exposition en 1972 à la salle « la découverte » de Rabat et marque sa forte présence pour rejoindre le peloton des jeunes plasticiens marocains ambitieux et avides de perfectionnement et de réussite. Rapidement, il oriente sa démarche vers une libéralité et une émancipation artistique, en s'éloignant du parrainage visuel des grands ténors de l'époque tel Nicolas Staël et ses disciples, pour se tracer un parcours propre, personnel. Son ambition était de se libérer, de rompre définitivement avec les préceptes et les idées préconçues de l'école de Paris. Une telle entreprise nécessite une grande assurance, une grande confiance en soi et en ses moyens. F. Bellamine observe, survole et domine d'en haut, les remous et les tumultes du mouvement artistique de l'époque. Il décide de tout balayer, de tout ignorer pour se lancer dans la prospection et l'exploration de la grande cité, Fès. Fès, telle qu'il l'a vécue, telle qu'il l'a connue, telle qu'elle était ; la ville spirituelle, à l'histoire ancestrale, au patrimoine artistique populaire immortalisé par ses artisans ciseleurs, coloristes et bâtisseurs. La ville, source inépuisable de régénération de renouveau de l'âme et de l'esprit dans la quête continue de la recherche, de la découverte et de l'exploration. Dans ce contexte, il faut évoquer les toiles mûres de l'artiste lors des années 80 qui ont vu s'implanter sa méthode dans la mosaïque artistique, avec mérite, comme une vision consciente et convaincante, Bellamine s'est contenté du jeu souple et accordé sous forme d'arcade adoptée comme unité architecturale indépendante, réagissant avec elle dans un traitement matériel de coups récurrents dans l'accompagnement d'un processus de flux vertical qui s'incline, vacille et retourne à la surface pour marquer les courbures dans leur sens expressif et l'intégrer dans une vue mouvementée et riche en compositions picturales dans une grande interférence des couleurs blanche, noire et brune pour donner naissance à la couleur ocre qui rappelle celle de l'argile, matériau essentiel et éternel de construction. D'autre part, l'arcade entre dans un tourbillon fiévreux circulaire délimitant l'énergie de la main, ce qui provoque des soubresauts corporels dans la gestualité (peinture gestuelle). La toile s'achève alors dans une dynamique visuelle dominée par le noir en haut qui s'éteint graduellement vers le bas dans une formulation lumineuse gorgée de gris étincelant où la lumière est le but essentiel derrière ce que cache l'arcade dans sa contusion touchée des secrets de la traversée. A un certain niveau, cette méthode symbolique de travail au tour de la cité mère, nous renvoie à la formation expressive prônée par le « groupe de Baghdad de l'art moderne (1951) », avec Jawad Salim et Chaker Hassan Al Saïd qui promirent à la ville son sens civilisationnel à travers une approche artistique de reconstruction selon son expansion patrimoniale au sein d'un montage dépassant les valeurs visuelles embellies et enjolivées. Ici, il faudrait prendre en considération le facteur temps et la transformation de la sensibilité en dérivation de l'invisible comme une vision aigue, voire exagérée du minimalisme pour Fouad Bellamine. De fait, pour l'artiste, la lumière devient source d'inspiration majeure et incontournable, dans sa relation organique avec sa ville natale Fès, particulièrement la vielle ville (ancienne médina ou « Fès al bali » chez Ahl Fès). Il s'évertua à l'interrogation et au tâtonnement de son atmosphère, de ses ombres, de son obscurité et de ses merveilles qu'il résume et compare à l'arcade comme auguste témoin visuel des profonds méandres dont il ne perçoit qu'une infime partie de lumière éclatante. Ainsi, les œuvres de Bellamine ont toujours été empreintes de couleur unique (monochrome) dominée par le gris où le blanc et le noir s'entremêlent et se marient pour aboutir à une parfaire harmonie de l'affermissement de la matière. Au début des années 90, les travaux de Bellamine connaissent un revirement spectaculaire. Ils passent des lignes arquées et voûtées de la courbe à la ligne droite puis au volume à travers un graphisme mettant le cube dans un cadre expressionniste dévoilant les faces et les côtés dans une finition linéaire où l'incisivité des angles est adoucie pour inclure le cube dans un tissage mural antique et intégré dans le contexte du traitement lumineux ambigu et interdépendant (1991). Ceci est une métaphore visuelle qui nous rapproche du cube, symbole de la « Kaâba » et l'aspect de ressemblance dans la culture arabo-musulmane. Une ressemblance fictive qui nous rappelle à nos villes anciennes en rapport avec nos traditions rituelles imagées. Elles-mêmes, nous rappellent le mausolée (le marabout) en ajoutant le dôme sur le cube (1991). Dans ce montage architectural où les dimensions se transforment (le cube et le dôme comme demi-sphère) en une forme unilatérale et plate par l'intégration du monochrome (noir et brun avec arrière-plan gris pour créer un certain contraste). L'artiste nous propose une version simplifiée et concise pour représenter une autre icône à des réalisations architecturales ancestrales et ergonomiques. Il la met dans une position de supériorité lorsqu'il dote sa base d'une ombre fine et soulignée comme une sorte de pureté qu'évoque le mausolée dans l'aspect soufi et eschatologique dans la croyance et la culture populaires en général. L'artiste revient à la forme cubique s'appuyant, cette fois, sur une linéarité expressionniste (1995). Il adopte au cube une position frontale dans l'espace selon une perspective conique mettant en valeur ses faces en utilisant une couleur « pastel » pour nous accompagner à l'intérieur de sa « Kaâba » suspendue et transparente. Cette manipulation prudente des tailles simples représente la source de la composition et de la synthèse, pour revenir à nouveau, à l'image du mausolée qui prendra un aspect architectural par une écriture fine au service de la transparence qui inclut l'extérieur (le fond) à l'intérieur découvert, d'une part, alors que s'affiche le dôme pour que le mausolée devienne blanc s'intégrant dans le mur peint à la chaux blanche, d'autre part : lumière sur lumière (1999). Alors que, d'un autre côté, le mausolée est pris dans une tornade matérielle gris-bleue qui peut l'absorber et où fluidité, fissures et fentes sont les indices de plongée dans une chronologie lointaine (2000). La chronologie où le mausolée se transforme en un édifice à quatre murs sans possibilité d'accès à l'instar du cube, de la Kaâba : une entité structurelle, une ombre archéologique qui simule le cercueil et les dépouilles appelées à disparaître. C'est donc une histoire humaine que Bellamine résume dans l'arcade comme relation avec les voies et les espaces et comme transition symbolique qui sténographie les cultes du voyage depuis la naissance de l'être jusqu'à la mort. Ainsi, l'œuvre artistique de Bellamine constitue un processus de vestiges et de contre-vestiges dans la même matière et de personnification de l'existence et du temps quand ils se reflètent sur les êtres, comme estime Gilles Deleuze (Adil Hedjami : philosophie de Gilles Deleuze sur l'ontologie et la divergence, 2012). Cette tendance consciencieuse vers l'investissement précis de la transparence et l'échange expressionniste avec peu d'utilisation de la forme et le volume comme signes évocateurs ; l'exil de la couleur catégorique, péremptoire, nous pousse à dire que le travail de Bellamine sur des éléments héréditaires issus de ses origines citadines, montre que le parcours plastique de l'artiste s'éloigne de plus en plus de toute attirance intrinsèque comme c'était courant à une étape décisive dans la représentation abstraite de l'identité liée à tous les pays arabes, au moment où plusieurs concepts et approches remarquables mènent l'artiste à la retraite, à la réduction et à l'effacement. L'effacement qui dilue, qui annihile les limites et les obstacles entre l'art moderne et l'art contemporain dans la tournure prise dans les travaux artistiques conformément à sa citation incisive : il n'existe pas de peinture marocaine, il y'a seulement des peintres marocains. Bellamine s'est toujours contenté de la blancheur de la toile, de sa virginité pour l'adapter à sa sensibilité à moindre intervention efficiente, judicieuse. Il oriente alors le vide vers le cheminement et le sens qu'il recherche, en incorporant ce qui ressemble à un trait ou une écorchure qui change la limite de la superficie blanche et les met dans un contexte mobile et changeant. Cette identification acerbe avec la lumière pousse l'artiste à l'instauration d'une double expérience qui implique peinture et photographie (Galerie « Atelier 21 » à Casablanca, 2009) dans la fusion de la photographie, écriture par la lumière, et représentation relative au modèle ou le sujet photographié, tout en l'accommodant à un traitement abstrait au sein d'échanges visuels dans un débat harmonieux avec la matière pictural pour aboutir à un expressionnisme unifié en reclassant les éléments qui se désintègrent et disparaissent dans une accordance lumineuse de grande souplesse et grande ouverture entre la présence et l'absence, la mémoire et l'oubli ; il y'a toujours une succession de la logique de destruction et de la reconstruction dans laquelle l'aspect final prend la forme intermédiaire issue de la superposition des couches qui représentent la loi de l'effacement jouxtant l'infini. En décembre 2019 et janvier 2020 à « Atelier 21 », fût organisée l'avant dernière exposition de Bellamine sous le titre « Fragments de vie ». L'artiste y adopte une approche restauratrice sur le rappel des modèles les plus remarquables de l'ensemble de ses œuvres passées associées à d'autres plus récentes susceptibles d'extraire les réalisations accomplies et d'anticiper leur horizon et leur cours. A ce propos, Bellamine déclare : la préparation de cette exposition a duré une année, j'ai essayé de récapituler le travail d'une cinquantaine d'années environ, j'ai sélectionné deux à trois toiles représentatives de toutes les étapes ayant marqué le chemin parcouru dans le monde de l'art plastique. Et ajoute : j'ai interpellé et questionné plusieurs choses, formes et thèmes que j'ai approchés dans le passé, les pièces présentées dans cette galerie sont des retrouvailles, d'une remémoration avec des œuvres anciennes avec un souffle nouveau. A ce propos, dans sa présentation (le catalogue), Latifa Serghini affirme que l'expérience artistique unique de Bellamine est fondée sur une épreuve douloureuse de la vie, il donne une nouvelle vie à chacune de ses toiles en isolant les éléments sains et les découper à nouveau. De là, il attire l'action de démolir, de fragmenter pour rattraper et corriger les étapes secondaires de la construction qui deviennent rapidement fondement de progrès et de renouveau tout en réanimant la mémoire qui est le pivot de l'évocation des choses et la méditation des symboles et des possibilités constructives. Les œuvres de Bellamine ont été et sont dominées par le gris contradictoire avec son contenu comparable à un mur double représentant une seule pièce égarée. Alors que dans une autre toile, elle a la forme d'un cercueil géant qui craint d'être dévoilé complètement à travers un brouillard sec empreint dans une scène humide et élégante. Les connotations et les mystères des formes vivent dans le travail et voyagent à travers la vie pour ressusciter dans un flux s'inspirant des cours du moment. Ainsi, sont les ouvres de Bellamine, calmes et sereines à l'extérieur, torrentielles et rebelles à la surface. Les sélections artistiques qui permettent des allers-retours au périphérique de la longue expérience ne reflètent pas la récidive seule mais ouvre à nouveau, la porte de l'investigation pour le raffermissement des travaux de l'intérieur. C'est, à mon avis, le cas chez l'artiste Mustapha Boujemâaoui. Les transformations et les mutations débouchent à un rythme occulte et minutieux au sein de la même expérience chez Bellamine. De là, les origines référentielles se maintiennent et poussent vers les niveaux d'expression les plus extrêmes en appuyant sur la sauvegarde de l'unité du cadre conceptuel en rapport aux mêmes idées de base dérivées, d'un point de vue subjectif en l'occurrence, des mêmes atmosphères : nature de la matière, pauvreté de la couleur, brillance, transparence, vides... et avec les mêmes volumes, formes et lignes (coupoles, voûtes, dômes, toits, arcs, cubes, parallèles). Malgré le changement de la technique, des matières et de la présentation qui peuvent transformer la toile en installation, contrairement à l'artiste feu Mohammed El Kasmi par exemple. Lui, a toujours changé de l'extérieur en primant l'évolution à chaque étape, au point de frôler la radicalité ; ce qui éclairait les styles. Ceci n'impose aucune différenciation mais souligne la sensibilité de l'artiste et son caractère en premier lieu, ses choix et convictions, en second lieu. L'exposition de Bellamine en 2004 à Rabat (Bab Rouah) dans laquelle nous remarquons un grand regain de valeurs symboliques devenues la base de ses œuvres dans les questions humanitaires qui ont touché et offensé les environnements, arabe et marocain, en 2003 ce qui n'a pas empêché la réaction sobre et positive de Bellamine envers les événements et les conditions de l'époque : la guerre en Irak et ses implications, les attentats terroristes du 16 mai à Casablanca. Il a condamné avec force les tendances violentes, de plus en plus palpables, au sein des sociétés. Il va freiner, mitiger la forte et brûlante extase sur sa formidable toile de neuf pièces pour en faire une tribune à ses douleurs et à une incidence du sens de la chute et de la destruction de Baghdad du fait des raids américains sur l'Irak. D'en haut, il a observé et consolidé la réaction indicative envers le panache de fumée couvrant le ciel sans retour à l'émulation de la dévastation des lieux et de déconfiture synonyme de perte. Alors qu'il a consacré une toile de grande dimension aux conséquences des actes terroristes de Casablanca, la métropole dont l'environnement tragique, incandescent est marquée par l'interférence de coups violents et les couleurs monistes et brûlantes tatouées par la combustion et l'incendie. Naturellement, on ne peut pas ici, cerner toutes les péripéties de l'artiste Fouad Bellamine aussi bien à l'intérieur du Maroc qu'à l'étranger. Nous rappelons, cependant, la réussite de son exposition individuelle à la galerie « Med a Mothi » de Montpellier en 1980. Elle a été l'une des premières d'une longue série de rencontres à travers toute l'Europe. En particulier la France, surtout qu'il a séjourné longtemps à Paris où il a consacré et peaufiné ses études et recherches artistiques et où il a confronté l'art en tant qu'expérience universelle sans frontières. Paris, où il a décroché le diplôme des études appliquées dans l'histoire et la théorie de l'art à la Sorbonne ; ce qui reflète l'autre nature de Bellamine dont la pratique créative est parfaitement harmonieuse et conforme avec sa large érudition dans les sciences de l'art. Son instinct empirique, entaché de minutie et de prudence, lui permet de pénétrer profondément, à travers ses recherches picturales, dans les questions de l'ontologie et de la métaphysique. D'autant plus qu'il les a traduites dans sa plasticité minimaliste où il a privilégié la lumière comme origine de la prospection de l'imaginaire symbolique pour drainer son inquiétude, son mal et ses interrogations relatives à la vérité.