Par M'barek HOUSNI, écrivain, poète et chroniqueur d'art Rares sont les photos qui le montrent vieux, vieilli, cheveux blancs et visage rosé, lui qui vient de quitter notre monde à l'âge de 94 ans le onze juillet dernier. En fait, il existe un grand contraste entre le jeune écrivain qui quitta la Tchécoslovaquie (devenue la République tchèque) pour s'installer à Paris en 1974, devint citoyen français en 1981 et écrivit exclusivement en français depuis 1994, et le grand écrivain qu'il est devenu, traduit dans plus de quatre-vingts langues. Ces photos sont rares, car juste après la publication de son roman le plus célèbre, L'insoutenable légèreté de l'être, en 1984, il décida de se tenir à l'écart des médias, des photographes et des interviews. C'est-à-dire qu'il rejeta toutes les catégories de regards adoptées par les gens, dans lesquelles il ne se reconnaissait en aucun cas, comme il l'expliqua dans l'un des épisodes les plus réussis de l'émission Apostrophe animée par Bernard Pivot. « C'est mon mystère, mon secret », dit-il à ce dernier avec un sourire réfléchi, franc et plein d'ambiguïté. Seules les photos en noir et blanc des années soixante du siècle dernier, ainsi que quelques autres en couleur des années quatre-vingt, sont associées aux innombrables écrits le concernant. Cela ajoute à l'aura d'un écrivain qui n'était ni dissident, ni militant, et dont les œuvres font constamment référence, sans être l'élément déterminant de ses romans, au Printemps de Prague en 1968. Il se définissait comme un romancier, comme il ne cessa de le répéter lors de ses rares apparitions publiques, car « La bêtise des gens consiste à avoir une réponse à tout. La sagesse d'un roman consiste à avoir une question à tout ». Ainsi, pendant quarante ans, il fut connu par ses écrits, uniquement ce qu'il publiait, dans lesquels se trouvaient toujours des questionnements. Cette reconnaissance lui assura une renommée internationale en constante expansion, bien que le comité du prix Nobel de littérature semblât feindre de ne pas le remarquer. J'ai découvert au début son univers romanesque à travers « La plaisanterie », de la série Folio. L'émerveillement fut immédiat, j'ai été saisi par l'absurdité d'une situation imaginée par Kundera, à l'instar de son illustre compatriote Franz Kafka, réinventée à travers ses propres repères spatio-temporels et ses propres mots, soutenus par la loi de la dérision suprême. Une règle qu'il n'a cessé d'exploiter à fond, avec un fond philosophique et existentiel qui accompagnait habilement l'imaginaire romanesque et la narration polyphonique, sa marque personnelle lorsqu'il peignait la condition humaine, « l'homme ce vaste jardin », comme il l'a titré dans son premier livre publié en 1953, un recueil de poèmes. L'exception qu'il a instaurée dans l'esprit de ses lecteurs était sa capacité à exprimer des idées extrêmement profondes avec une simplicité déconcertante, des phrases limpides et des idées intelligentes. Il avait ce génie de commencer par discuter d'une idée ou d'un concept (par exemple, de l'éternel retour nietzschéen de l'insoutenable légèreté de l'être) avant de l'illustrer à travers des exemples concrets impliquant ses personnages et les événements qu'ils vivaient, sans nous perturber. Milan Kundera était cet auteur-là, un homme de lettres lié à une écriture multiple et ouverte, et non à une vision politique à laquelle de nombreux médias et critiques voulaient continuer à le cantonner. Il a eu un point de départ, mais il a tracé son propre chemin avec son imagination et sa capacité à théoriser, en écrivant sans contraintes. Son œuvre puise dans l'exil volontaire, l'étrangeté existentielle, l'identité partagée ou blessée, le poids des compromis et des paradoxes, et la relation à l'érotisme... Le Livre du rire et de l'oubli, Risibles amours, L'Immortalité, L'Identité, et bien d'autres ouvrages se passent de commentaires. Ils sont lus partout et occupent leur place dans les bibliothèques en tant que classiques. On les lit une fois, puis une deuxième fois, et on les consulte pour retrouver un passage gravé dans la mémoire ou pour l'imprimer dans l'esprit. Milan Kundera, le taciturne à sa façon, a réussi son pari d'être présent sans paraître, d'écrire avec exigence et de rester loin du kitsch, tout en en parlant abondamment comme marque d'une époque marquée par une grande confusion et le quiproquo sérieux et perturbateur : « Le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes d'émotion. La première larme dit : Comme c'est beau, des gosses courant sur une pelouse ! La deuxième larme dit : Comme c'est beau, d'être ému avec toute l'humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse ! Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch. » avait-il écrit dans L'insoutenable légèreté de l'être, dont on ne peut s'empêcher de citer des citations. Normal, c'est un chef-d'œuvre puissant, très puissant.