« Il faut libérer la séquence du Ftour du diktat des annonceurs... Mohammed Bakrim Ramadan 2023 n'a pas échappé à la règle quant au rapport à la télévision ou plutôt s'agissant de la réaction à la programmation télé. En effet, on peut dire à ce propos que les ramadans se suivent et se ressemblent pour la télévision marocaine...ou plus précisément pour le discours sur la télévision. Quasiment inscrit dans le rituel du mois sacré, la consommation cathodique oscille entre les chiffres de l'audimat confortant les tendances dominantes et un certain discours réprobateur qui reprend, chaque année, les mêmes griefs et les mêmes arguments contre la programmation proposée. Au-delà de ces aspects récurrents, cette situation reflète davantage le malaise du discours sur la télévision. Critiquer la télévision est presque un oxymore. Il peut même paraître comme incongru puisque dans l'opinion courante la télévision passe encore comme un loisir, un média centré essentiellement sur le divertissement et accessoirement sur le service. Certes on écrit beaucoup et de plus en plus sur la télévision, notamment dans les médias sociaux. Mais cela relève plus de la pratique impressionniste que de l'exercice journalistique légitimé davantage par la logique informative générale. Parce que par essence la télévision est un média trans-médiatique ; il récupère d'autres pratiques de représentation pour leur assurer une autre forme de médiation. Donnant ainsi l'illusion que tout le monde peut parler de la télévision. Il y a enfin une question centrale : le discours sur la télévision comme pratique sociale est traversé, « régulé » par des croyances et des savoirs. Une véritable critique de télévision est celle qui neutralise les premières (les croyances) pour se construire sur les seconds (des savoirs). Hélas, on ne peut jusqu'-à présent que constater que nous sommes plutôt sous l'emprise des croyances. Les diatribes qui inondent les réseaux sociaux s'inscrivent davantage dans une logique en deçà d'une critique pensée et construite. Elles se focalisent en outre sur les productions ludiques et humoristiques, principalement celles destinées à alimenter la séquence autour du Ftour, perçue comme le climax de la consommation télévisuelle. A partir de là on incrimine l'ensemble de la programmation du Ramadan. Or, celle-ci est marquée par un fait majeur, celui de la diversité (grosso modo : actualité ; fiction ; divertissement). Produire un discours général sur la qualité de la programmation suppose d'abord de cibler l'objet du discours à travers une analyse des genres télévisuels selon des critères validés par les acquis de la recherche en la matière. Nous assistons par contre à un rejet global de cette production d'emblée et sans recours. C'est ainsi que dès le deuxième jour du mois sacré on assite à l'ouverture des hostilités avec des tirs nourris sur la programmation proposée. Cette année, on est même monté d'un cran avec un appel au boycott de ces émissions avant même leur diffusion. De quoi jeter l'ombre d'un doute sur le bien fondé de cet acharnement qui pourrait refléter plutôt une manipulation de l'opinion publique par la concurrence des différents lobbies intervenant dans l'économie générale des la production audiovisuelle. Un autre paradoxe accompagne ces polémiques, devenues une sorte de folklore médiatique ; paradoxe illustré par le déphasage entre un discours de rejet et des chiffres de l'audimat indiquant les indices de satisfaction. C'est de cela en fait qu'il s'agit : la programmation alimentant la séquence du Ftour est dictée par une logique commerciale. Ce sont désormais les annonceurs qui dessinent la configuration de la programmation de ce segment dit porteur. Les émissions dites de divertissement ne sont là que comme intermède pour placer un produit. On divertit pour libérer une part cerveau du spectateur perçu davantage comme consommateur pour le rendre disponible à accueillir la promotion de telle marque ou de telle autre. Au-delà donc du débat sur la question de la qualité des émissions – débat qui reste ouvert- c'est cette agression commerciale qu'il s'agit de remettre en question. Et de dénoncer avec vigueur. Le téléspectateur-citoyen subit une véritable oppression symbolique à coup de spots publicitaires. Il faut libérer la séquence du Ftour du diktat des annonceurs en neutralisant la mainmise de la publicité sur la programmation. Ce sont de plus en plus les annonceurs qui orientent les choix éditoriaux des chaînes de télévision (casting, thématique, jeu de couleurs, dominantes visuelles…). Une aberration car jusqu'à nouvel ordre nous sommes en présence de deux chaînes publiques censées avoir d'autres finalités. Libérée de cette dimension commerciale imposant la domination du genre ludique, la séquence du Ftour, globalement de 18h à 20h, pourrait retrouver de la sérénité et de l'apaisement pour proposer des émissions en congruence avec la nature de ce mois sacré et ses valeurs de l'Ijtihad : des feuilletons historico-religieux sur l'islam marocain et ses figures emblématiques, des capsules de culture générale, des émissions de débat général sur des faits de société. Faut-il leur rappeler que la table de la rupture du jeûne ne signifie pas la rupture ou la suspension de l'intelligence ! J'écris cela en tout en étant conscient des limités d'un discours critique pensé sur la télévision et en faisant mienne cette réflexion du critique de cinéma français Fe Serge Daney : «On peut écrire ce qu'on veut sur la télé, ça ne revient jamais, ça ne fait jamais débat, ça n'est jamais repris, ça n'existe pas»