Les grandes chaînes d'information en continu mettent bien en exergue sur leur écran un bandeau invitant les téléspectateurs de contacter la chaîne s'ils sont amenés à être témoins d'un événement important. Un numéro vert accompagne ce message pour permettre aux témoins virtuels de rejoindre la chaîne et une adresse électronique pour poster des vidéos. Bref, uniquement scripto-iconique, sans aucun discours d'escorte, sans commentaire ni mode d'emploi, ce message n'en paraît pas moins révélateur de la tendance de l'époque qui marque de plus en plus les grands médias (c'est un phénomène que l'on constate également du côté d'une presse écrite versée dans le sensationnel). Le message, au-delà de sa réception au premier degré, informe davantage sur la nouvelle télévision illustrée par les chaînes d'information et la posture qu'elles sont en train de donner à l'ensemble du traitement médiatique des évènements. Le message contient deux assertions indirectes qui charrient un contenu spécifique supposé être partagé par le récepteur. "Vous êtes témoin..." récupère les acquis de la télévision interactive, inaugurée par les émissions de jeu et de divertissement pour intégrer l'information à ce dispositif. Se faisant, le message instaure et établit une nouvelle philosophie de l'événement. Parce qu'effectivement il y a lieu de s'interroger sur ce qu'est un événement. Quel est ce fait qui va amener ce citoyen lambda à décrocher son téléphone pour appeler sa chaîne qui veut faire de lui un correspondant particulier dans son coin perdu. C'est ce qu'on pourrait appeler la nouvelle médiasphère qui sonne la fin du journalisme. Cela est amplifié par les réseaux sociaux et les téléphones dits intelligents qui ont transformé chacun en guetteur d'images. A quoi sert finalement un journaliste, lauréat d'une école, membre d'une rédaction, titulaire d'une carte professionnelle arrachée de haute lutte, si Monsieur tout le monde est accrédité de cette qualité, celle de journaliste potentiel. Au regard des nouveaux médias, nous sommes tous journalistes car nous sommes évidemment des témoins. Nous revenons certainement à la célèbre citation de Paul Valéry: "L'histoire ayant pour matière ce qui a pu tomber sous le sens de quelque témoin". Regardons ce qui se passe avec la couverture d'un attentat. Obligés de meubler le nombre infini d'éditions spéciales consacrées à l'événement, les journalistes envoyés sur place étaient réduits à faire la quête du moindre témoin. Quiconque ayant été dans les parages était tout de suite assiégé par micros et autres caméras pour dire au monde qu'"il avait vu de la fumée et entendu du bruit". Plus encore, un autre avait raconté qu'il avait entendu dire par un autre qu'il avait vu ou entendu quelque chose. Là, les médias vont le transformer en témoin. Ceci est le cas quand il s'agit de méga événement, qu'en est-il au quotidien de sociétés qui ne sont pas toutes des séquences événementielles fortes ? Cela risque de se transformer en une société de voyeur, chacun portant dans son regard une caméra virtuelle susceptible de transformer en événement le premier fait qui ne correspond pas à la norme de celui qui regarde. Car il n'y a pas de témoignage sans témoin, sans point de vue.