Le bilan annuel présenté par le Centre Cinématographique Marocain (CCM) a confirmé ce qui passe désormais pour une tendance structurelle, celle du rétrécissement du parc des salles de cinéma. La deuxième chaîne a pris le relais pour consacrer des reportages au sujet. Le constat est accablant et il prend une autre dimension.En effet, au lieu de se focaliser sur la comptabilité dérisoire du nombre des salles ou des écrans, il est plus révélateur de constater que le cinéma n'existe plus que dans neuf villes à travers tout le pays. Le cinéma en tant que pratique sociale urbaine est en train de disparaitre. Cependant, cela ne va pas sans un paradoxe : si les salles disparaissent, le cinéma, lui, est partout. Les lieux de la cinéphilie ne sont plus là où ils étaient. Il y a indéniablement un déplacement de la salle de cinéma, lieu mythique par excellence, celui qui a nourri les fantasmes de générations entières de cinéphiles vers d'autres lieux plus intimes mais moins sacralisés par le rituel qui préside à la réception d'un film sur grand écran. La consommation du cinéma est davantage tributaire de la sphère privée: les nouvelles générations de cinéphiles se recrutent principalement du côté du public des nouveaux médias. Pour les générations aînées, la découverte du film passait d'abord par cette sortie vers le cinéma, vers une salle, un lieu autre que celui de la quotidienneté. Toute une appréciation du film et du cinéma naît de ce mouvement, de cet acte conscient et volontaire qui consiste à programmer la vision d'un film avec tout ce que cela connote comme symbolique, notamment au niveau du rapport à la ville et au loisir. Aller voir un film, étant vécu comme un moment spécifique dans la gestion du temps et de l'espace. Avec l'explosion audiovisuelle et la fragmentation de l'espace de réception des images, notamment au niveau de la réception numérique, on découvre le film avant même de connaître le cinéma; on «consomme» des images, y compris celles véhiculant de la fiction sans besoin de sortir de la sphère du vécu quotidien. Dans le parcours d'un jeune, le cinéma c'est d'abord un film à télécharger, à portée de main (Smartphone...); à visionner individuellement. Ce n'est que plus tard, avec les mutations de l'adolescence que le cinéma en tant que dispositif de réception spécifique entre en ligne. Cela ne va pas sans grandes conséquences dans la nature du rapport aux films, au rituel cinématographique. Jadis, cela relevait d'un geste culturel qui faisait de la salle de cinéma un lieu qui ne manquait pas de sacralité. Une fois les lumières éteintes, la salle entrait dans une communion tendue vers l'écran. Le cinéma était un temple où régnait une discipline, des codes non écrits organisaient ce rapport à l'image. Ce n'est plus le cas: on regarde un film au cinéma, sur grand écran en «important» des conduites et des comportements forgés par la culture de la réception télévisuelle. L'ambiance ne confine plus au sacré, mais rappelle l'univers de la famille réunie autour du poste de télévision. On parle à son voisin; on n'hésite pas à lancer des commentaires à voix haute. Et puis le film est pris vraiment dans un large circuit de consommation: c'est un plaisir ludique qu'on s'offre aux côtés de toute une panoplie de produits de consommation. En Amérique, les salles de cinéma marchent aussi grâce au pop-corn. Apparemment, c'est un formidable produit qui dope l'industrie du cinéma. Et le phénomène s'internationalise, avec ces fameuses salles multi-écrans qui «vendent» de la projection cinématographique quasiment à l'étalage, puisqu'on vient voir un film quand on va au centre commercial. C'est le même processus; il s'agit d'une stratégie de captation identique: séduire d'abord le client. Et cela consiste entre autres à diversifier l'offre : plusieurs écrans qui proposent différents films, voire différents spectacles: on peut venir en famille au même complexe cinématographique sans être forcé de voir le même film. Il y a aussi des salles qui proposent des one-man-show. Mais ce n'est pas tout: on peut faire aussi son shopping: chocolat, glace, pizza, pop-corn et autres gadgets; éventuellement en rapport avec le produit-film. On sait aujourd'hui que les grandes productions cinématographiques américaines génèrent toute une industrie parallèle qui englobe désormais le DVD, la K7 de la bande originale, mais aussi casquettes, tee-shirts et divers souvenirs. On peut y voir une riposte appropriée à la concurrence terrible menée par la réception électronique des images et qui vide les salles traditionnelles de leur public de fidèles. Un cinéphile aujourd'hui est largement servi à domicile. Les nostalgiques de la salle de cinéma d'antan doivent se faire une raison, le pop-corn est l'issue de secours pour maintenir le cinéma sur grand écran. Mohammed Bakrim