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Nuit blanche
Publié dans Albayane le 09 - 07 - 2015

Elle vient de claquer violemment la porte de la chambre à coucher. Il sursaute. Que fait-elle maintenant ? Fait-elle ses valises ? Partira-t-elle vraiment ? Les abandonnera-t-elle ou attend-elle qu'il vienne la supplier de rester ? Non, cette fois, il ne la suppliera pas, il ne criera pas, il ne s'irritera pas, il ne cassera pas les ustensiles de cuisine, il ne fera rien, il ne dira rien... «Se taire, c'est laisser croire qu'on ne juge et ne désire rien, et, dans certains cas, c'est ne désirer rien en effet», a dit Albert Camus dans un de ses parchemins révoltés... En effet, cette fois, il ne désire rien. Il en a marre ! Scènes de ménage ridicules, disputes inutiles, problèmes superficiels, colères et bouderies stupides... Il en a marre ! Il ne lui a jamais promis le paradis! Non, cette fois, il ne lui fera pas écouter «ne me quitte pas !» Par contre, il voudrait lui faire entendre la voix anarchiste de Léo Ferré quand il dit : «Quand je vois un couple dans la rue, je change de trottoir. Te marie pas !» Il aurait voulu, mais...
Il est seul dans l'autre pièce. Il ne voit dans l'obscurité que le feu de sa cigarette qui se consume à chaque bouffée. La fumée lui fait mal aux yeux, il n'arrête pas de fumer... Où est passé leur passé ?
S'est-il consumé subitement comme sa cigarette ?... Après deux ans d'amour et un an de fiançailles, ils se sont mariés. Il n'a pas écouté le conseil de Ferré. Jeunes, amoureux, enthousiastes, impatients, fougueux, fous, ils se sont mariés. Il lui a promis un amour éternel, une fidélité absolue, une tendresse angélique, un attachement de cygne. Mais il ne lui a jamais promis le paradis ! Elle, elle lui a promis davantage : amour, fidélité, respect, dévouement, compréhension, aide, sacrifice, patience, résistance, courage et endurance... Ils étaient d'accord pour le meilleur et pour le pire... Ils se sont construits dans leur cœur un avenir ensoleillé et des rêves d'azur. Ils ont avoué leurs sentiments aux tourterelles et aux tournesols. Ils ont chanté leur amour à la mer, au vent et au soleil.
Ils l'ont chuchoté à la nuit, à la lune et aux étoiles... Ils étaient enivrés. Ils baignaient dans une source de jouvence, de béatitude et de sérénité. Tout était beau, rose, accessible. Ils pouvaient même décrocher la lune ! Et maintenant...
Elle n'accepte plus cette vie qu'ils mènent. Elle veut être autre qu'elle est. Elle en a marre aussi : loyer, souk ; marché, épicier, boucher, bus, pharmacie... Tous ses rêves se sont écroulés. La vie dorée avec l'être aimé demeure toujours lointaine.
Elle devient même un mirage, une illusion, une hallucination, un mensonge, une chimère, une utopie... Mais il ne lui a jamais promis le paradis !...
Ils ne parlent plus que des traites mensuelles, du crédit de tous genres, de factures, de quittances à payer, de la hausse des prix, de la cherté de la vie. Ils se sont oubliés. Ils se sont négligés. Ils se sont éloignés. Ils sont devenus presque étrangers l'un à l'autre.
Leur amour commence à s'éteindre d'un jour à l'autre sans qu'ils s'en rendent compte. Et à chaque incident, ils sortent leurs griffes et aiguisent leurs crocs comme des bêtes enragées prêtes à s'entretuer...
... Même l'amour, ils ne le font que rarement ; quand leur besoin biologique devient incontrôlable ; quand il devient un mâle en rut ; quand elle devient une femelle en chaleur. Ils s'accouplent violemment, farouchement... Ils s'allongent côte à côte, essoufflés, vidés, épuisés, ravis. Ils savourent en silence ce moment de sérénité, de paix, d'extase. Un instant, seulement, rien qu'un instant d'amour est suffisant pour faire le plein d'espoir et d'optimisme. Cet instant leur procure de la force, du courage et de l'endurance pour qu'ils affrontent un lendemain incertain, pour qu'ils se vengent de cette vie impitoyable dont les assauts quotidiens les affaiblissent de plus en plus... Il la tient par la main, la serre très fort et se regardent longuement, intensément, amoureusement :
«Bonne nuit, chérie- Bonne nuit chéri !»... Ils s'endorment sagement comme des enfants en rêvant d'un lendemain ensoleillé, clément, serein... Est-ce encore possible ? Est-il déjà trop tard ?
Ne nous quitte pas
Nous t'inventerons
Des mots insensés
Que tu comprendras
Elle devient exigeante, incompréhensive, intransigeante, têtue, irritable, méchante, impolie, insatisfaite, inassouvie, ignorante, gourmande, imprévisible... Elle jalouse et envie celles qui mènent une vie plus aisée que la sienne, oubliant celles qui triment comme des bêtes de somme pour un morceau de pain. Elle veut tout avoir : Elle veut à tout prix posséder ces « choses » fastueuses : maison, voiture, bijoux, vêtements onéreux, luxe, confort... Lui aussi en a envie mais ne peut y accéder avec son salaire de simple fonctionnaire...
Mais il ne lui a jamais promis le paradis ! Il le pourrait s'il... non, lui, il ne touchera jamais à l'argent sale. Lui, il ne vendra jamais sa conscience et ses principes aux offres alléchantes. Lui, on ne parlera pas de lui dans les cafés. Lui, on ne le salira jamais même si...
On a vu souvent
Rejaillir le feu
De l'ancien volcan
Qu'on croyait trop vieux.
Partira-t-elle vraiment cette fois ? Les quittera-t-elle pour de bon ? Adil, leur enfant de quatre ans, dort paisiblement sans se douter de cette bourrasque qui risque de séparer ses parents et détruire sa famille. Il sourit. Il rêve. Il est sûr d'être en sécurité, en paix puisque papa / La force et maman / La douceur sont là, veillent sur lui et le protègent... Il pense à son fils : Pourquoi le priver de ses parents ? C'est son droit de les avoir, de les voir, de vivre avec eux, ensemble, en famille. Il n'est en rien responsable de leurs bêtises d'adultes. S'ils divorçaient, vivrait-il avec elle ou avec lui ? Mais avec elle bien sûr ; dans ce cas, le tribunal est du côté de la mère ! Et cette maudite « Moudawana » qui a donné aux femmes plus de droits, plus de confiance, plus de force ! Il ne peut vivre sans son fils. Il en mourra. Ce petit être représente pour lui l'avenir, la vie, l'espoir. Il vit pour lui. Il veut qu'il soit ce que lui n'a pas pu être. Il veut qu'il réalise ce que lui n'a pas pu réaliser. Il veut qu'il soit l'autre « Lui » : celui des rêves et des espoirs. Sans lui, il mourra...
Il est paraît-il
Des terres brûlées
Donnant plus de blé
Qu'un meilleur avril
Sans lui, il mourra. Il suffit que l'enfant sourie et son père oublie toutes ses souffrances et déboires. Il oublie le monde entier... Et quand ils jouent au cheval et au cavalier, c'est l'extase ! Il se met à quatre pattes et met son fils sur le dos. Il galope et sautille sur la moquette du salon. Adil crie, rit, ordonne à son cheval de courir plus vite. Et le père se transforme en cheval arabe, le salon devient prairie. Le cheval transperce le vent et arrive à la cime de la montagne fière. Il hennit ! Fatigué, il s'allonge sur le dos, met son enfant sur son ventre et continuent à s'amuser et à rire...Que lui dira-t-il quand il lui demandera : « papa, où est maman ? Quand reviendra-t-elle ? » Comment lui expliquer ? Et lui expliquer quoi ? Non, il ne faut pas qu'elle parte. Ils ont besoin d'elle.
Ne nous quitte pas
Nous n'allons plus pleurer
Nous n'allons plus parler
Nous nous cacherons là
A te regarder
Non, il ne faut pas qu'elle les quitte. Il éteint sa cigarette et ouvre la porte de la chambre à coucher, prêt à tout... Elle n'a pas fait ses valises : tout est à sa place. Il sourit. Elle dort, son enfant dans les bras. Il ferme doucement la porte et va dormir dans le salon.
Laisse-nous devenir*
L'ombre de ton ombre
L'ombre de ta main
L'ombre de ton chien
Ne nous quitte pas
Ne nous quitte pas !
* Passages empruntés à Jacques Brel
(Merci Grand Jacques!)


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