Nous avons ouvert les yeux sur le monde et commencé cette extraordinaire aventure humaine: Vivre ! Notre ville qui venait de renaître de ses cendres tel un magnifique phénix, après le terrible tremblement de terre qui l'avait complètement dévastée, était un havre de paix et de sécurité, de bonheur et de sérénité, de quiétude et d'amour. La vie était simple et les gens gentils, candides et bons. On disait bonjour à son voisin en souriant. On était prêt à lui venir en aide s'il avait besoin de notre soutien. Les enfants respectaient les grands et leur baisaient la main même s'ils n'étaient pas leurs parents. Les grands avaient le droit de gronder et même de punir un enfant qui avait fait une bêtise dans la rue même s'il n'était pas leur propre enfant et ne le connaissaient ni d'Eve ni d'Adam ! On appelait cela l'éducation et on disait : « Le bâton est venu du paradis et celui qui le reçoit s'assagit ! »... Les gens respectaient scrupuleusement les règles d'usage, les bonnes manières et les traditions, cohabitant en paix et en parfaite harmonie avec les choses, les êtres en toute simplicité et en toute humilité... La vie était belle... Quand nous étions encore petits... Les gens vivaient au rythme des saisons donnant le temps au temps sans précipitation, sans préméditation, sans emportement, sans irritation. Chaque chose venait en son temps, naturellement. Il y avait entre tous les éléments harmonie, équilibre, entente, osmose et symbiose. Tout était pur, propre, naturel, bon, bio, surtout les aliments. On attendait patiemment que chaque légume, chaque fruit, vienne en son temps, sans lui ajouter de produits empoisonnants appelés communément « engrais chimiques» et qui sont en réalité des poisons ! La vie était limpide, claire et fluide. Il n'y avait ni bruits assourdissants ni gaz polluants ni produits asphyxiants ni relents nauséabonds ni surpopulation ni course contre le temps ni soucis stressants ni dépression ni somnifères ni calmants. La vie était belle... Quand nous étions encore petits... Nous étions crédules et innocents, insoucieux et inconscients, bons vivants et gourmands. Tout nous paraissait grand, grandiose et impressionnant. Le petit jardin du quartier que nous appelions « Jarda Sghira » était, à nos yeux, une forêt amazonienne où nous faisions des aventures de Tarzan. Occupées et préoccupées par le ménage quotidien, nos mamans nous intimaient l'ordre de sortir jouer dehors. Nous n'attendions que cette phrase libératrice pour disparaître dans la nature toute la journée... Acheter des jouets aux enfants était, à l'époque, pour nos parents, une dépense superflue. Ils ne faisaient cet effort considérable que pour la fête de l'Achoura, une fois par an. Le reste du temps, nous faisions appel à notre génie de création et à notre dextérité de bricoleurs, apprentis artisans et nous confectionnions nos jouets nous-mêmes... Même le jeu était ordonné et programmé : A chaque jeu son temps précis et sa saison. Personne ne savait comment ces activités ludiques étaient réglées, quand elles commençaient et se terminaient. Un beau jour, en sortant le matin, comme notre surprise était grande en voyant tous les mioches du quartier jouer à la toupie ! Retourner à la maison et présenter à la maman notre demande urgente, imminente et vitale : des sous pour acheter notre toupie !...Un autre jour, on était surpris de voir que la toupie n'était plus à la mode car toute la marmaille jouait aux billes... C'était merveilleux ! ...Seul le cri du ventre (et le ventre crie toujours famine) nous obligeait à rentrer chez nous, sales, crasseux, haletant comme des lévriers, hirsutes, mais gais comme des pinsons, la tête pleine de rêves et le cœur battant de bonheur et de joie de vivre ! Le soir, nous ne savions pas par quel enchantement nous tombions dans les bras de Morphée pour une douce nuit de rêves merveilleux ou une effroyable nuit de cauchemars épouvantables. Quand je faisais un cauchemar (et j'en faisais souvent), ma mère disait à mon père : « le pauvre petit, l'âne de la nuit l'a encore frappé ! » Je n'ai jamais vu cet âne ! Nos rêves dépendaient des contes merveilleux que nous contaient nos parents lors de nos veillées douces et sereines, en famille, avant l'invasion de la télévision. Des personnages légendaires et des créatures terrifiantes hantaient ma nuit et me terrorisaient. Je croyais vraiment qu'ils existaient réellement. Comme j'étais candide et innocent ! La vie était belle... Quand nous étions encore petits... Et nous avons eu un poste de radio, meuble impressionnant qui trônait au salon. J'aimais appuyer sur ses gros boutons imaginant les touches d'une machine à écrire. Quand le père rentrait le soir, je me tenais tranquille, sage comme une image. Il ne fallait pas le déranger quand il cherchait cette fameuse station radiophonique venue d'une lointaine Angleterre pour écouter les nouvelles de la Terre. J'aimais entendre cette voix célèbre en arabe « Houna London ! » (Ici Londres !) que je m'évertuais à imiter comme un perroquet répétant infiniment « Hounna London ! Hounna London ! ... » Exaspéré, le père finissait par hurler : « La ferme ! »... Les infos étaient sacrées ! ... Je n'oublierai jamais ces délicieuses soirées en famille autour de notre poste de radio, écoutant attentivement, goulûment les épisodes de la célèbre série radiophonique marocaine « Al Azaliya » (La légende de Saïf ben Douyazal) avec la voix de stentor de l'acteur El Joundi. Et qui pourrait oublier le duo démoniaque « Skardyoune » et « Skardyousse » ? Ah, la belle époque ! La vie était belle... Quand nous étions encore petits... On se contentait de peu. On n'avait rien et on avait tout. On gagnait peu et cela suffisait largement à vivre dignement. Tout le monde mangeait à sa faim et on respectait religieusement l'eau, le sel et le pain. Nos parents nous avaient inculqué ces valeurs depuis notre tendre enfance. Si, par exemple, je trouvais un morceau de pain sur le trottoir, je devais le prendre, l'embrasser et le déposer sur le côté. Un mendiant le trouverait sûrement où il serait le repas des oiseaux... Tous les repas de nos mamans étaient des festins ... Nous ne connaissions pas le sens de l'expression « argent de poche » qui ne faisait pas partie de nos traditions. Nos poches étaient pleines de choses merveilleuses comme les billes, les lance-pierres, les ficelles, les toupies, sauf les pièces de monnaie. Quand les parents, un membre de la famille ou un invité, nous donnaient un peu d'argent, surtout à l'occasion des fêtes, nous ne le conservions pas éternellement : A la crémerie du coin illico presto ! Nous nous léchions les babines et notre ventre chantait « miam, miam ! » Un paquet de biscuits « Henry's » avec « Raybi Jamila » était pour nous un festin royal. Un grand verre de « Raïb » avec du sirop rouge et un gâteau « Mille-feuilles » était pour nous un régal sans égal ! Et quand nous n'avions que quelques misérables centimes, c'était la ruée vers le four public de « Lhaj Lbachir » pour déguster et savourer les restes et les miettes des gâteaux, pour quelques sous. Nous les appelions à l'époque « Frtite Lhaj Lbachir » ! Qui, de notre génération, à Agadir, n'a jamais mangé « Frtite Lhaj Lbachir » ? Le goût et la saveur de ces gâteaux broyés resteront à jamais gravés dans ma mémoire affective !... Et qui pourrait oublier la saveur des gâteaux traditionnels que préparaient nos mamans, à la maison, à l'occasion des fêtes religieuses ? C'était à nous, les enfants, qu'incombait la charge de les apporter au four public. Vous parlez d'une charge ! C'était une euphorie incommensurable. Nous attendions impatiemment la cuisson de nos gâteaux dans la tiédeur moelleuse et douce du four en taquinant les filles qui faisaient semblant de refuser farouchement nos plaisanteries puériles et anodines. De retour à la maison, impossible de résister à la tentation de goûter les gâteaux succulents encore brûlants quitte à supporter les remontrances de nos mamans!... A présent, les femmes achètent les gâteaux de la fête à la pâtisserie ; Révolu le plaisir d'antan ! La vie était belle... Quand nous étions encore petits... Et l'antenne de la télévision a poussé sur les toits de nos maisons. Pour mon feu-père, acheter un téléviseur était une aventure financière qui risquerait d'ébranler la trésorerie familiale provoquant une crise économique grave dont les conséquences seraient catastrophiques. Pour le contraindre à s'y résigner, ma mère a usé d'un subterfuge féminin infaillible : chaque soir, elle emmenait sa progéniture regarder la télé chez les voisins. Ne pouvant plus supporter de passer ses soirées seul dans une maison vide, triste, silencieuse et ennuyeuse, il consentit enfin à acheter, à crédit, la fabuleuse télé tant convoitée et si désirée...Ma joie était indescriptible le jour où, de retour de l'école, j'ai trouvé un technicien en train d'installer l'antenne sur le toit de notre maison basse ! J'étais tellement heureux que j'ai embrassé cet inconnu et oublié de prendre mon déjeuner... Il n'y avait qu'une seule et unique chaîne sans rivale, comme Eve, et en noir et blanc s'il vous plaît ! On attendait toute la journée, avec une impatience mortelle, le début des émissions, en début de soirée. Je restais assis, figé, durant plus d'une heure, regardant l'écran de la télé éteinte, qui trônait, majestueuse, au beau milieu du salon. A l'heure précise, j'appelais ma mère en criant pour qu'elle vienne l'allumer. Moi, je n'avais pas le droit d'y toucher. Et si je la mettais en panne ? Cela serait une catastrophe, une tragédie, un drame ! La télé commençait toujours par la lecture du Coran et se terminait, en fin de soirée, par « Tchach ! » (minuscules pointillés parsemant l'écran)... La télé nous fascinait, nous émerveillait, nous faisait rêver, nous rendait heureux. Qui pourrait oublier ces feuilletons fabuleux comme Bonanza, Les Envahisseurs, Le Fugitif, Arsène Lupin, La Petite Maison dans la Prairie, etc....C'était l'évasion, le rêve, les sensations fortes, la magie et la féerie des images ! On a oublié la radio, on a oublié les contes merveilleux ; Vive la télé ! La vie était belle... Quand nous étions encore petits... Et nous étions des écoliers. Le maître était vraiment un maître : il détenait le savoir et avait tous les pouvoirs. Il était le berger, nous étions ses brebis. Respecté, redouté, craint et vénéré, il avait sur nous une influence sans limite, souvent supérieure à celle de nos parents qui ne contestaient jamais ses décisions et son comportement, ses punitions et son châtiment... Ecoutez cette anecdote. Un jour, mon maître de français, Monsieur El Jari, m'a donné un violent coup de poing dont le résultat immédiat était un bel œil au beurre noir ! Quand j'ai dit à mon père que c'était le maître qui m'avait poché l'œil, il m'a ordonné de le suivre. Je croyais, naïf, qu'il allait mettre en exécution la fameuse loi du talion « Œil pour œil, dent pour dent ! »... Le père a demandé : « Pourquoi, tu l'as frappé ? Le maître a répondu : parce qu'il n'a pas appris sa leçon. Le père a conclu : si l'œil droit ne suffit pas, tu peux lui pocher l'œil gauche ! » Fin de la discussion... Le directeur, lui, était le seigneur absolu et le maître incontesté des lieux. L'école était sa propriété privée où il faisait la pluie et le beau temps. J'ai passé cinq ans à l'école primaire sans connaître son véritable nom. Tout le monde l'appelait « l'école de Lougdali » (Lougdali, c'est le nom du directeur) ! J'ai passé cinq ans, dans cette école et je n'ai eu le privilège et l'honneur de voir le somptueux bureau du directeur sans oser m'asseoir dans le luxueux fauteuil en cuir noir qu'une seule et unique fois : le jour de mon inscription, accompagné de mon géniteur !... Pour nous, aller à l'école n'était nullement une partie de plaisir et personne n'y allait avec joie et enthousiasme. Même les bons élèves détestaient l'école ! A l'école, on nous matait, on nous dressait, on nous domptait, on nous frappait, on nous insultait, on nous maltraitait pour nous éduquer, nous apprendre à lire et à écrire dans le but de faire de nous de bons citoyens pour demain ! On n'aimait pas l'école. Combien de fois nous avons prié de toutes nos forces pour ne pas aller à l'école : un accident, une maladie, une épidémie, un fléau, des inondations et même un tremblement de terre ! Nous priions pour que le maître meure ou que l'école prenne feu ! Et chaque Lundi, nous attendions le vendredi pour jeter nos cartables et aller jouer dans la rue toute la journée, enfin libres !... Vous vous rappelez sûrement la cantine à midi : gros quignon de pain garni de lentilles et quelques dattes. Et ne me dites pas que vous avez oublié ces terribles séances de soins médicaux et d'hygiène scolaire : l'inoubliable pommade jaune pour les yeux, que l'on appelait non sans ironie «Caca des chats» et cette poudre malodorante pour tuer les poux de nos cheveux, et les vaccins. Quelle atroce douleur ! La vie était belle... Quand nous étions encore petits... Hélas! Tout cela n'est plus que réminiscences Souvenirs Nostalgie !