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Hommage posthume : «Mi Fatouma», mère courage
Publié dans Albayane le 03 - 06 - 2010

C'est avec un pincement au cœur que je pense à toi souvent, toi qui me pinçais souvent quand je n'étais qu'un tout petit enfant.
Mes réminiscences d'enfance me donnent une image vague et assez floue de cette femme venue chez nous en compagnie de son fils. Le premier contact que j'avais eu avec elle m'était physiquement douloureux. Je ne savais plus pour quelle raison elle m'avait pincé. C'était très désagréable. Mes pauvres cuisses étaient parsemées de taches bleues. Je hurlais tel un détenu sous la torture et personne ne me venait en aide ! Mes parents craignaient-ils cette femme ? Avaient-ils peur qu'elle les pince aussi ? Pourquoi ne protégeaient-ils pas la prunelle de leurs yeux de ces pinces de crabe ? Je pris mon courage à deux mains et lui dis bravement : «si tu me pinces encore, je le dirai à maman et elle te pincera !
- Elle ne peut pas.
- Et pourquoi ?
- Personne ne pince sa maman !
Ce jour-là, je compris que j'avais une grand-mère ; la mère de ma mère. Puisque ma sœur et moi, nous appelions notre mère par le terme affectif «Mi», nous décidâmes à l'unanimité d'appeler notre grand-mère «Mi Fatouma». Chouette, nous avions désormais deux «Mi» !
Ma grand-mère me pinçait à chaque bêtise, à chaque récidive mais savait aussi être tendre et douce comme la mie du pain blanc. Vite, elle me dompta et je devins son chaton mignon. Elle me gavait de bonnes choses qui faisaient mon bonheur d'enfant : Bonbons, gâteaux, friandises, fruits. Je l'aimais chaque jour un peu plus…elle était belle, forte, débonnaire malgré ses cinq accouchements successifs, sans la moindre année de répit. Comme un lapin, mon grand-père l'engrossait chaque année, accomplissant son devoir de bon mari sans jamais se soucier des aléas de la vie ou des imprévus. Comme tout croyant, il était sûr que Dieu assurait à chaque créature sa pitance. Pourtant il était pauvre. Tous les pauvres sont fatalistes !
Originaire d'un petit village de la région de Taroudant, mon grand-père fuit un jour la famine, la sécheresse et la misère du sud et alla chercher sa croûte dans la plus grande métropole du Maroc ; Casablanca. Il s'installa à Mohammedia ; la ville des fleurs. Il épousa ma grand-mère, originaire d'un petit douar voisin et l'emmena vivre avec lui en ville. Fatouma, mariée jeune, très jeune, se trouva loin, très loin des siens et de son village natal sans préméditation. Elle devait partager le même toit et le même lit avec un étranger qu'elle ne connaissait pas encore et auquel elle devait respect, obéissance et reconnaissance en toute humilité, sans geindre ni se plaindre de quoi que ce soit comme l'exigeaient les us et coutumes et la religion islamique. Les femmes du sud ont la renommée d'être fortes, patientes, résistantes et pudiques. Chez nous, la femme ne doit montrer aucun signe extérieur de douleur ; elle doit souffrir en silence. Même lors de l'accouchement, elle a cette élégance d'évacuer son bébé sans pousser le moindre cri ni émettre le plus petit gémissement. Nos femmes sont coriaces et encaissent tous les coups de la vie sans rechigner, remerciant le tout puissant d'être encore en vie !
Parachutée dans une grande ville tumultueuse et inhospitalière, comme un poisson hors de l'eau, la pauvre adolescente eut beaucoup de mal à s'adapter à son nouvel environnement et se sentit dépaysée et déracinée, elle qui était habituée aux friches, aux vergers, à l'air pur, à la montagne et à la rivière. Ne parlant que le tachelhit de la région de Souss, elle ne pouvait même pas communiquer avec les arabes… la petite berbère devait à tout prix et d'urgence apprendre cette langue étrangère ; la «darija» (l'arabe dialectal)…les premières années furent dures, rigoureuses et longues mais elle tint bon, poussée par un imperceptible besoin de vivre. Vite, elle apprit l'arabe en parlant avec les voisines et les femmes au hammam…et les années passèrent vite sans que cette mère ne se doute du tragique destin qui l'épiait lâchement au tournant : Emporté par une maladie subite, son mari rendit l'âme, alla se reposer pour l'éternité dans la demeure de Dieu, la laissant seule, désarmée, pauvre, avec trois bouches à nourrir ; ses deux filles aînées s'étaient déjà mariées jeunes comme elle et étaient désormais à la charge de leurs maris….
Que faire ?
Mi Fatouma qui n'avait jamais quitté son petit logis, encore jeune et inexpérimentée, prit la décision de sortir travailler pour ne pas crever de faim avec ses enfants.
D'une beauté berbère irrésistible, elle eut des prétendants qu'elle refusa stoïquement sachant pertinemment que ses enfants seraient condamnés à la rue, à vie ! Chez nous, la mère ne jette jamais sa progéniture. Elle se doit de la protéger contre tout danger comme une louve. Armée uniquement de sa foi inébranlable et de sa détermination tenace, poussée par son instinct maternel, ma grand-mère retroussa ses manches et se mit à trimer pour apporter la miche de pain quotidien à ses petits. Elle eut la sagesse et la présence d'esprit de les inscrire à l'école, prête et disposée à se saigner aux quatre veines jusqu'à ce qu'ils finissent leurs études et deviennent des personnes respectables et respectées dans la société. Plus tard, quand elle n'aurait plus la force de travailler, ses enfants la prendraient en charge et veilleraient tendrement sur elle. Pour elle, c'était un investissement ! Elle mit ses envies, ses désirs, ses plaisirs, ses rêves de femme en consigne, les refoula au fin fond de son tréfonds et se donna corps et âme à ses enfants, ne pensant plus à elle. Sacrée grand-mère !
Intelligente, forte, résistante, douée, sérieuse, vive, économe, sage, ingénieuse, Mi Fatouma savait tout faire et touchait à tout, excellemment. Rien ne la rebutait, rien ne la décourageait. Toutes les besognes étaient pour elle, même les plus dures, les plus compliquées. Elle était cuisinière, boulangère, ouvrière, couturière, brodeuse, tisseuse, tisserande. Elle passait de longues journées à travailler la laine et des heures interminables derrière son métier à tisser, confectionnant des merveilles en laine. Tant de dur labeur de longue haleine pour un prix de misère ! Ces merveilles devaient coûter leur pesant d'or pour la peine et l'effort qu'elles exigeaient.
Je garde encore, après toutes ces longues années, une couverture de laine faite par les mains de fée de ma grand-mère. Ma grand-mère m'a appris à son insu à respecter les artisans et les petites gens.
A l'époque où j'ai commencé à la connaître, elle venait chez nous à la ville de Safi avec son fils gâté qui ne la quittait jamais. Même en vacances, elle ne connaissait pas le mot « repos » qui n'existait pas dans son dictionnaire. Elle allait chaque jour trimer dans les usines de sardines. Elle rentrait le soir morte de fatigue, puant le poisson mais toujours souriante… généreux, mon père l'aidait comme il le pouvait. Elle était trop fière pour tendre la main et c'était avec grande peine que ma mère réussissait à la convaincre d'accepter en lui disant : « ce n'est pas pour toi, c'est pour mes frères ! »….Sacrée grand-mère !
Nous aussi nous allions passer les vacances chez elle, à Mohammedia ; la ville des fleurs et de la mer…. Je revois encore ce petit mioche courir sur le sable, n'osant affronter les vagues de l'Atlantique qui venaient lui chatouiller les pieds ; je revois les promenades en ville et les aventures en compagnie de mon oncle à peine plus âgé que moi de quelques années ; je revois les plats de couscous, les rires et les veillées ; je revois les jeux des petits et les discussions des grands et je revois encore Mi Fatouma épanouie, fière, entourée de ses enfants et de ses petits-enfants.
Dés que sa demande de mutation fut acceptée, mon père vint s'installer à la ville d'Agadir qui émergeait à peine de ses cendres. Il n'avait nullement peur d'un deuxième tremblement de terre et disait pour encourager ma mère : « Tout est écrit ; tout est « Mektoub » ! Si Dieu veut que nous mourions sous les décombres, nous mourrons sous les décombres ! » Il voulait à tout prix être tout près de son village natal et s'occuper de sa mère que nous appelions tendrement « Hanna Bacha »… les habitudes changèrent alors ; Mi Fatouma et mon oncle venaient chez nous chaque été. Mon oncle était excessivement gâté et infiniment choyé par ma grand-mère. Il était son chouchou, son prince, son trésor, la prunelle de ses yeux, son fils bien-aimé. Elle avait mis tous ses espoirs en lui et voyait en lui l'avenir, le bonheur à venir, la vie… J'aimais aussi mon oncle à ma manière. Je ressentais parfois une terrible jalousie pour lui quand il avait la meilleure part du poulet ou du gâteau, quand on lui autorisait ce qu'on m'interdisait, quand on me punissait et lui se payait ma tête. Il m'arrivait même d'avoir la haine et des envies de meurtre quand il m'appelait «grenouille pisseuse !» parce que je pissais au lit !... Toute cette rivalité enfantine s'est dissipée comme par miracle avec l'adolescence. Nous sommes devenus les meilleurs amis du monde… Je dois beaucoup à mon oncle et je ne suis point ingrat pour oublier. Je passais toutes les vacances estivales en sa compagnie. Nous étions inséparables. Il m'a presque tout appris. Il m'était frère aîné, ami, complice, confident, conseiller, initiateur, guide, modèle et maître… Dès qu'il arrivait le premier jour de vacances, arrivaient la liberté, les sorties, les aventures, les promenades, les soirées, les blagues, la plage, le ciné, les folies, la vie ! … C'est lui qui m'a fait aimer la bande dessinée, les salles obscures, la lecture. C'est lui qui m'a fait découvrir les chanteurs français, les acteurs américains, le roman policier, l'humour noir… Tous les plaisirs, toutes les premières expériences, toutes les initiations ; c'était avec lui ! Mon oncle m'a tellement influencé, impressionné et guidé. Je l'aime à la folie.
Souvent, en été, nous allions au bled de mes origines paysannes. Ce séjour estival rural était une aubaine à ne rater sous aucun prétexte. J'attendais avec impatience la fin de l'année scolaire pour accompagner Grand-mère à la montagne. J'allais à la rencontre de la montagne vierge, fuyant la ville, sa cacophonie, sa pollution et son stress. J'allais à la rencontre de l'air pur, de l'azur, du calme apaisant et des sites bienfaisants. J'allais à la rencontre de la vie !
Je devenais un enfant sauvage ; le fils de la montagne : Un bâton de berger à la main, un «Taraza» (chapeau de paille) sur la tête pour me protéger des rayons impitoyables du soleil du sud, mon ami le chien qui me servait de guide à mes côtés ; à moi l'aventure, la conquête, la découverte, la chasse, la jouissance !
Tout était lumineux : les vergers, les arbres fruitiers, les rochers, la rivière, la source, les champs, les sentiers perdus, les lauriers-roses, le henné, les moissons, les écureuils, les abeilles, les oiseaux, les insectes, le miel, l'huile d'argan, les nuits à la belle étoile, les randonnées à dos d'âne, les siestes reposantes, les cousines charmantes, les invitations appétissantes, les fêtes de mariage, les moussems, les chants, les danses, la poésie, la vie !
La montagne explosait de mille splendeurs, de mille mystères… ces sensations sont gravées dans ma mémoire et jamais je ne les oublierai !
Le temps passe et le temps est impitoyable et sans cœur. Mi Fatouma prend de l'âge, perd sa force et son énergie, se fane, s'épuise, vieillit chaque jour un peu plus. Elle devient de plus en plus petite, osseuse, menue, décrépie. Elle n'a plus la force de voyager. Elle ne vient plus chez nous et ne va plus à son village natal… chaque fois que l'occasion se présente, je vais la voir dans sa petite maison à Mohammedia ; la ville des fleurs mortes et de la mer polluée. Et chaque fois ma visite me fait mal : Cette femme qui a sacrifié sa jeunesse, sa beauté et sa force ; cette femme dont la vie n'était que travail, besogne, fatigue et peine ; cette femme qui a tout donné, n'a rien ! Chaque jour, elle s'éteint comme une bougie dans son coin, constante, fataliste, bénissant Dieu et le remerciant jour et nuit d'être encore en vie. Comme cette vie est inique !
Durant ses dernières années ici-bas, victime de sa sénilité, elle perd chaque jour un petit bout de sa mémoire, confond les gens et les événements et finit par ne plus se souvenir de rien ni de personne. Elle devient aussi gâteuse, grincheuse, pleurnicharde, insupportable.
Elle se plaint de tout comme une petit fille gâtée et elle pleure : Pourquoi on ne lui envoie pas de lettres, pourquoi on ne demande pas de ses nouvelles, pourquoi on ne vient plus la voir, pourquoi on ne lui apporte pas de petits cadeaux, pourquoi on ne la lave pas, pourquoi on ne la change pas, pourquoi on ne répond pas à ses questions, pourquoi son mari l'a laissée seule, pourquoi on ne lui parle pas, pourquoi on la boude, pourquoi on l'oublie dans son coin comme un vieux meuble, pourquoi on n'allume pas la télé, pourquoi on ne passe plus Mohamed V à la télé, pourquoi il fait chaud, pourquoi il fait froid, pourquoi il fait nuit, pourquoi elle ne fait rien, pourquoi elle est là, pourquoi elle vit ! Quand sa mémoire lui joue des tours, elle revient à son enfance. Les souvenirs les plus anciens sont fidèles, indélébiles. Ils ne n'oublient pas et nous accompagnent jusqu'à la tombe… Grand-mère devient une petite fille et devise avec les fantômes de personnes mortes il y a très longtemps. Chose très étrange ; c'est en langue amazighe qu'elle s'adresse à eux, oubliant complètement l'arabe. Elle devient cette petite berbère vivant dans son bled au pied de la montagne et le temps n'a plus aucune importance. Le temps n'existe plus. On dirait qu'elle les voit, ses fantômes : elle parle avec eux comme s'ils étaient vraiment là, devant elle, en chair et en os. C'est effrayant. Des fois, elle est heureuse et ravie de les voir et leur parle en souriant, pleine de joie. Des fois, elle les gronde, leur fait des reproches, les traites de tous les noms et les insulte, le visage rouge de colère. Pauvre grand-mère !
Une fois, je suis allé la voir. Elle a demandé à ma tante qui s'occupait d'elle : «qui est donc cet homme ?» J'étais choqué et j'ai eu mal au cœur. J'ai eu du mal à retenir mes larmes et je lui ai dit : «Mais je suis ton petit-fils. Tu ne me reconnais plus, Mi Fatouma ?
- Je n'ai pas de petit-fils. Tu es un voleur venu voler mes poules. Va-t-en ! Sors d'ici, voleur ! Voleur !» Et elle s'est mise à crier en gesticulant comme une possédée.
Je suis sorti, les larmes aux yeux, le cœur blessé, une boule de feu dans l'estomac. Je ne pouvais la voir dans cet état, elle qui était si consciente, si sensée, si raisonnable ; elle qui m'aimait tant !
C'était la dernière fois que j'ai vu grand-mère.
Quand j'ai appris que Mi Fatouma a rejoint le royaume éternel de Dieu et qu'elle pouvait enfin se reposer de cette vie cruelle et méchante, j'ai pleuré. J'ai pleuré à chaudes larmes…. J'aimais tellement cette femme avec laquelle j'avais partagé tant de bonnes choses et tant de souvenirs inoubliables et indélébiles. Cet amour était si fort que je n'ai pas eu la force ni le courage d'assister à ses funérailles. Je me suis caché et j'ai pleuré… seul !
Repose en paix, grand-mère ! C'est avec un pincement au cœur que je pense à toi souvent, toi qui me pinçais souvent quand je n'étais qu'un tout petit enfant.
Je t'aime, grand-mère !


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