Ils touchent à tout. Ils ont une solution à tout : visas, achats de tous genres, conflits, affaires devant les tribunaux, contrats de travail, voyages d'affaires, émigration, mariage, divorce, coups fourrés et autres. Ce sont les lascars, les loustics de la vie quotidienne, des piranhas, des scies sauteuses qui bouffent à tous les râteliers. Escrocs, arnaqueurs, roublards et loubards, as de la tchatche et de la manip, ils peuvent vendre leur propre mère au coin d'une rue pour un dirham de plus. On les rencontre devant les tribunaux, devant les bureaux d'avocats, dans les cafés, les gros marchés, les arrondissements, devant les consulats, les bureaux de postes, pas loin des concessionnaires… bref, là où il y a de l'oseille à se faire. Voyage dans le monde du factice. Il y a généralement deux façons de gagner sa vie. À moins d'être nanti et bien loti, tu dois trimer pour manger ou tricher pour vivoter. Entre les deux, il n'y a pas l'ombre d'une place pour une troisième alternative. Trime ou crève, louvoie ou disparaît. Deux credos pour deux catégories humaines qui semblent vivre sur deux planètes différentes. Distinctes par leurs codes, leurs rites et leurs conséquences. Deux univers parallèles, qui, souvent se rencontrent et où une catégorie fait la courte échelle pour l'autre. Les représentants de cette race d'hommes et de femmes sont légion. Nous les avons rencontrés à Casablanca dans des cafés, devant le tribunal de Première instance, pas loin du tribunal du commerce et devant quelques consulats de la place. Pour eux, c'est « un métier comme un autre.» Le plus malin l'emporte à la fin et le pigeon se fait couillonner en beauté avec, souvent, les remerciements de circonstances. C'est le sésame pour appâter les crédules. Et les crédules sont tous ceux qui veulent qu'on leur trouve une solution à un problème administratif ou humain. Mjid est un as de la débrouille. Il sait tout faire. Les mains et les lèvres sont les signes avant-coureurs d'une grosse entourloupe qui se profile à l'horizon. Mjid parle sans discontinuer. Il a le verbe facile sur fond d'un visage rond, l'air malin et simiesque de celui qui rigole tout le temps, même quand il adopte son air le plus sérieux. Et il est très sérieux quand il arrive au chapitre commission. Petit de taille, trapu, le crâne légèrement dégarni, une grosse bague en or à l'annulaire et une gourmette du même métal avec deux chaînes au cou et un « Moushaf» pour éloigner le mauvais œil. Cela, c'est un conseil de sa génitrice qui a peur que l'on ne fusille son rejeton qui brasse des sous comme d'autres des mésaventures. Il parle beaucoup et il écume davantage. Un cheveu sur la langue donne un aspect drôle aux mots de Mjid, qui ponctue tout ce qui sort de sa bouche par un hochement d'épaule. «J'aide les gens parce que je suis connu dans le milieu des affaires. On vient solliciter mon aide et je fais le nécessaire. Je suis un intermédiaire, et pour cela je perçois une commission. Cela existe partout au monde. Je ne vois pas pourquoi cela gênerait qui que ce soit ici ! » Oui. Pourquoi ? La question est légitime. Mais Mjid n'arrive pas toujours à solutionner les problèmes des autres. Il lui arrive de les compliquer davantage. Comment réagit-il face à la colère des gens lésés ? « Aider les autres, c'est comme jouer à la loterie. Une fois ça marche, une fois ça ne marche pas. Moi, j'ai toujours la conscience tranquille parce que je fais tout ce qui est en mon pouvoir, grâce à mes relations, mais des fois les choses n'aboutissent pas. On ne peut pas toujours réussir, il faut le savoir et ça, c'est le risque du métier.» Mjid revient avec nous sur plusieurs affaires conclues. Il s'en vante et les énumère avec l'exactitude d'un comptable : «Rien que cette année, j'ai pu dénicher trois contrats de travails pour trois femmes en Espagne. Vous croyez que c'est simple ! Je l'ai fait presque à l'œil, parce que je connaissais les trois femmes. Et j'ai aussi aidé deux types dans des affaires de justice. Et il y a d'autres cas où la chance n'a pas tourné. Il ne faut pas m'en vouloir quand ça foire.» Il a raison, Mjid de dire que les gens savent à quoi s'attendre avec lui. «Je n'ai jamais dit à personne que c'est du sûr à 100%. Il y a des imprévus, des gens qui me promettent des choses et me laissent tomber ou qui font monter les enchères. Tout est parfois question de sous. Tu paies, ça roule, tu manques de flouss, ça coince. C'est la loi». Mais Mjid est satisfait de son rendement «humain». Il roule en Peugeot 407, habite un appartement à Bourgogne qu'il s'est payé grâce à son « travail pour les autres», il est marié et père de 3 enfants qui vont à l'école aux frais du contribuable. Chef d'entreprise Des comme Mjid se comptent par centaines dans les ruelles de la ville. Il suffit de se poser sur une terrasse pas loin du tribunal et du consulat de France pour rencontrer quelques spécimens rares et inestimables. Ils ont tous un point commun : ils n'ont jamais travaillé. Jamais ils n'ont su ce qu'étaient les horaires de bureau, le réveil tôt, les allées et venus du bureau à la maison, ni les transports en commun. Ces gens-là marchent, et en sillonnant la ville, ils repèrent. Lhaj est ce que l'on peut appeler l'archétype de l'escroc doublé d'un loustic hors pair. «Vingt ans que je fais ce travail. Jamais le moindre conflit ni le moindre passage devant le juge. Je sais comment gérer les humeurs des autres. Dans ce type de commerce, il faut avoir les nerfs bien accrochés et un estomac en béton armé, mon fils. » Lhaj, 55 berges, une djellaba de couleur verte, des mocassins marron, des chaussettes blanches et des lunettes noires rivées aux orbites. Il a toujours entre les doigts un chapelet qu'il égrène avec félicité. Femme et enfants, belle bagnole, des billets de banque plein les poches et une marque de cigarillos pour faire In. Bref, Lhaj n'a pas de soucis. Ou alors pour être exact, il a troqué ses ennuis contre ceux des autres. Lui, c'est celui qui va engendrer le miracle. Comment y arrive-t-il ? «C'est simple, on est au Maroc, mon enfant. Et qu'est-ce qu'il te faut pour y arriver dans ce beau pays? Labcita oula Lwacita (l'argent ou le piston). Les gens ont le fric et moi j'ai les pistons et les entrées qu'il faut. On fait un marché et on associe nos moyens. Tiens, mon enfant, j'ai marié une jeune fille à un type qui habite Dubaï. Cela ne lui a coûté que 20 000 dhs. Elle a tout aujourd'hui : un mari riche à craquer, une voiture, une villa, elle est enceinte, elle a assuré la vie de ses enfants et celle de sa famille au Maroc. Elle n'oubliera jamais le bien que je lui ai fait. Et sa mère, qui m'avait payé, a prié pour moi. Et moi, les prières, j'en ai besoin pour mener à bien mes interventions ». Mais Lhaj a des trophées toutes catégories confondues. Mariages réussis, divorces réussis aussi pour préparer d'autres mariages qui seront, à leur tour, réussis, achat de voiture de grande marque et obtention de visas et autres contrats de travail. «c'est un circuit qu'il faut connaître. Et moi, je baigne là-dedans depuis vingt ans, je te dis. Tu sais le nombre de têtes que l'on rencontre en vingt ans dans le milieu des affaires ? Et j'ai rendu des services à tout le monde. Ce qui fait que je suis sûr de là où je pose mon pied. Et grâce à Dieu, mon nom est comme un sous neuf. Bhal Dirham Lahlal.» Lhaj refuse le nom de semsar et de skakri (escroc en argot marocain). « Chouf à ouldi (écoute, mon enfant) skakri, c'est celui qui ment aux gens. Mon je ne mens pas. Moi, je fais un travail et je me fais payer. Quand je n'arrive pas à assurer, il faut que je me fasse un peu d'argent pour rentrer dans mes frais. Et des frais, il y en a : invitations, dîners, cadeaux, déjeuners. Les gens qui vont intervenir pour moi, il faut que je les éclate. Et l'argent sort de ma poche. C'est un investissement. Ma part du gâteau n'est autre qu'un retour sur investissement, mon enfant. J'espère que tu as compris la différence entre mon boulot et celui d'un skakri comme tu dis.» Lhaj réfléchit comme un chef d'entreprise. Il parle d'investissements, de capital, d'intermédiaires, de parts de marché et de bénéfice net, bien sûr sans les impôts. Avec trois voyages à la Mecque, il a la baraka avec lui. «Et là l'époque est propice au travail. Il y a de l'argent à se faire, mon enfant, c'est moi qui te le dis.» Visas et contrats de travail Si Hassan est spécialisé dans les visas. Mais pas n'importe où. Juste les pays arabes et notamment les Etats du Golfe. «L'Europe, c'est fini. Aujourd'hui c'est le Golfe qui est la carte gagnante. Il y a de l'argent dans les deux sens. De là-bas vers ici, et d'ici vers là-bas. «J'ai trois destinations : l'Arabie Saoudite, le Koweït et les Emirats. J'ai des amis bien placés là-bas et j'envoie souvent des filles pour travailler comme femmes de ménage et des hommes qui font le jardinage et le gardiennage». Si Hassan est à lui seul une société de placements et de recrutement. Il suffit de lui indiquer le profil et il va le dénicher là où personne d'autre ne le peut et l'expédier sous scellés vers l'Arabie. «Une jeune fille a fait fortune grâce à moi. Elle travaille au Koweït depuis six ans. Sa mère qui habitait Aïn Chock a acheté une maison à Oulfa avec l'argent que sa fille lui envoie. Ceci n'a pas de prix, n'est-ce pas ? Et je n'ai eu pour tout ce bien que j'ai fait que 15000 dhs, je trouve que c'est rien à côté de ce que j'ai fait pour toute cette famille. Et la fille pourrait faire venir ses frères et vous imaginez le faste dans lequel ils vont tous vivre ! » Mais comment fait-il, Si Hassan pour expédier du personnel vers les paradis du Golfe ? «J'ai des amis qui sont sur place depuis de très longues années. Ils connaissent du monde qui cherche du personnel du Maroc. On me fait la demande et moi je m'occupe du reste. Une fois l'affaire conclue, la personne qui a tiré son billet de chance me paie ici et paie aussi mon intermédiaire là-bas sur place. Avec deux mois de salaire, elle a bien amorti ce qu'elle a engagé comme frais. » Montant habituel de ce type de transactions ? «Cela dépend. Pour certains cas, j'ai perçu jusqu'à 50 000 dhs. Pour d'autres bien moins que cela. Parfois, il faut aussi faire du bien sans penser aux sous. J'ai même envoyé des femmes veuves en Arabie Saoudite pour rien, Lilah fi sabili Allah.» Sports mécaniques Et pourquoi ne pas tenter les mêmes coups avec l'Europe ? «C'est plus compliqué avec leurs histoires de visas et de terrorisme. Moi, je préfère le travail et la collaboration entre Arabes. On se comprend et on ne se tire pas dans les pattes. J'ai trouvé des contrats pour l'Italie, mais j'ai très vite laissé tomber. Le Golfe, c'est l'avenir, et j'ai un réseau solide qui n'a jamais failli. C'est de l'argent assuré et je sais où vont les gens que j'envoie là-bas et eux aussi me font confiance. Dans ce métier, la confiance, c'est le vrai capital. D'abord mes amis là-bas doivent être satisfaits des femmes qui vont travailler. Et les familles ici, doivent être rassurées de savoir que leurs enfants travaillent dans de bonnes conditions. Et le bouche à oreille fait le reste ». Tarik habite à Sidi Bernoussi. Et sur le boulevard Choufouni (See me Boulevard, Regardez-moi), il y a un café qui est le point de chute de tous les amateurs des belles voitures. On y négocie de tout sur la base du vide. On achète des voitures qu'on n'a jamais vues, on en vend d'autres qui sont toujours conduites par d'autres et on se fait de l'oseille sur le vent. Mais ça marche. «Donne-moi une marque et tu l'auras demain. Je le jure sur la tête de ma mère, donne-moi juste le prix et tu la conduiras demain». Tarik a déjà vendu des centaines de voitures moyennant quelques juteuses commissions. Il se pointe au café consomme et entame sa ronde de négociations. Il connaît toutes les marques, parle des voitures comme d'autres des femmes et se lèche les babines quand il serre une main après une transaction ardue. Dur en affaires, il a la réputation d'être un débrouillard de première : «Tu veux une Bugatti, je te la ramène. Tu allonges le fric et tu montes dedans ». Et des Bugatti et des Maserati, il en a fait venir d'ailleurs. Son circuit, il est le seul à le connaître. Mais en une semaine, tu paies pas moins d'1 million de dhs et parfois plus selon les options et tu as ta caisse, dédouanée, immatriculée (à Rabat, s'il vous plaît), et à toi, la belle vie et les virées sur les chapeaux de roues. «Ma commission? C'est selon la bagnole. Pour le haut de gamme, c'est du solide, pour les petites bricoles, c'est à peine de quoi couvrir les frais du café». Mais Tarik a aussi la réputation d'avoir roulé dans la farine plus d'un : «Oui, mais les gens veulent le beurre et l'argent du beurre. Une voiture, c'est comme une femme, on ne sait jamais ce qu'elle a dans le ventre. Il faut vivre avec pour tirer les choses au clair. Des fois, les choses foirent, ce n'est pas ma faute. Moi, je vends et j'achète, je rachète et je revends. C'est toujours sans garantie et au pif. À chacun sa chance». Et combien de personnes ont perdu leur fric en faisant une sale affaire? « Beaucoup, mais ce sont eux les cons. Moi, je n'y suis pour rien. Tu me demandes une voiture, je te la ramène, tu l'essaies en faisant quelques tours, et au bout du compte, tu es satisfait de la marchandise. Si tu as une tuile après, ne viens pas me casser les burnes en pleurnichant. Tu es responsable de ton choix, mon frère, c'est cela le business ». Un escroc à Oukacha