«Le poète de Tanger», c'est ainsi que le catalogue de la célèbre fondation Tate Modern de Londres présente le cinéaste marocain Moumen Smihi à l'occasion de la rétrospective qui lui a été consacrée du 9 au 18 mai 2014. Le thème générique de la rétrospective était «Moumen Smihi : mythologies marocaines». Le cinéaste marocain a été également invité aux USA où il a présenté ses films, animé des conférences... Il a aimablement répondu à nos questions portant sur cette importante activité internationale qui vient couronner un travail de longue haleine, ne versant ni dans la facilité, ni dans le fastthinking. Il nous a également parlé de son nouveau travail portant sur Taha Hossein, sa conception du rapport entre fiction et documentaire. Un entretien qui est une invitation à un échange cinéphilique. Al Bayane : Ce n'est pas la première fois que tu abordes frontalement le documentaire : ton film sur Matisse à Tanger a beaucoup circulé dans les sphères les plus spécialisées en la matière. Quel est, d'une manière générale, ton rapport au documentaire et comment tu le conçois dans ton travail de cinéaste ? Est-ce une pause dans ta réflexion esthétique générale ou la poursuite de l'appréhension du réel avec d'autres moyens ? Sachant que la dimension «documentaire» est inscrite dans tes films de «fiction» ? Moumen Smihi : Oui, je pense toujours documentaire peut-être. J'en ai réalisé trois cependant qui sont effectivement d'un abord frontal. Dans «Cinéma égyptien, défense et illustration» en 1990, j'ai cherché à faire un point sur le cinéma arabe. Je vivais au Caire, tout cet univers des studios de type hollywoodien, le star-système, le marché de la vidéo, le professionnalisme... Tout ça «à l'arabe», me fascinait. J'ai interviewé les derniers géants, Abou Seif, Chahine, Adel Imam, et mes copains avec qui nous voulions une «Nouvelle vague» arabe : Mohamed Khan, Khaïri Bishara, Ahmed Zaki et Youssra. «Avec Matisse à Tanger» (1993) s'est voulu une réflexion sur l'esthétique arabe par le truchement d'un immense artiste du XXe siècle qui est venu à Tanger et qui, dans cette période dite marocaine de son œuvre, a soulevé et exposé des questions extraordinaires concernant la couleur, la forme, le cadre, le matériau de l'esthétique arabo-musulmane jusque dans son Histoire même. Extraordinaire leçon pour nous, n'est-ce pas, les travailleurs de la forme ? Et je viens de dire l'enjeu capital que constitue le fait de parler de Taha Hussein aujourd'hui. «L'Homme d'Aran» de Flaherty est un documentaire inégalé, ça rappelle la théorie du «fait social total» de Marcel Mauss, on est ébahi par cette virtuosité du récit documentaire. Mais aussi le panoramique dans les fictions de Buñuel est documentaire (sans parler du Buñuel documentariste) ; et quand le Néo-réalisme introduit comme condition première du cinéma de fiction le principe de documentation, l'enquête, on est là dans le discours documentariste de la fiction même. «L'Eclipse» d'Antonioni a été sifflé à Cannes : à la fin du film, il n'y a plus rien que le documentaire sur la ville vide, les deux stars Vitti-Delon disparaissant. «Fellini-Roma», «Intervista», «La Terra Trema» de Visconti. Souvenez-vous des longues séquences de la pêche de «Stromboli» et de la procession de «Voyage en Italie» ; et les derniers films de Rossellini sont de la pure fiction-documentaire, ou du documentaire-fiction : «Louis XIV», «Descartes», le magnifique «Les Lorenzi» surtout. Encore un exemple : pas un seul film de Yashuziro Ozu sans la scansion documentaire : la ville, ses ruelles, ses maisons, ses bars. En fait peut-être faudrait-il parler de documentarité, pour reprendre une construction de néologisme barthesienne : c'est l'écriture filmique. Le cinéma n'est pas le réel mais un effet de réel, donc la production d'un signifiant, et non la réduction seulement à un signifié, à un référent, «à la réalité» comme on dit, ce qui veut dire un reportage. Même dans la fiction, si un signifiant ne vient pas travailler le film et en donner toute la saveur qui est suspension, qui est mystère, dans la justesse de l'observation, alors ça tombe dans la platitude, la fadeur de cette innombrable production mondiale d'aujourd'hui. Et c'est la «documentarité», je dirais, qui produit ce signifiant si précieux. Où en est ton vaste projet d'auto-fiction ? Y aurait-il une suite pour les tourments du jeune Tanjaoui Larbi Salmi ? «Le Gosse de Tanger» s'ouvrait sur un texte documentaire : la famille Salmi, son époque, son horizon psychoculturel. On ne retrouve plus le commentaire dans les épisodes suivants de la Trilogie, mais dans «Les Hirondelles» il y a une scansion à la Ozu (tristesse, douceur, évocation de l'espace de la médina), ou carrément l'archive (actualités filmées du retour d'exil de Mohamed 5). Et dans «Tanjaoui» la «documentarité» est dans ce qui se dit dans un plan fixe, long, ce qui se dit d'inouï : un lycéen qui se proclame dix-huitièmiste français (l'athéisme, la république) à son père vivant dans l'éternel musulman (le dieu monothéiste, le pouvoir de droit divin) : c'est la vérité documentaire d'une époque (l'occidentalisation de l'homme arabe). J'ai pensé que ça valait le coup, ce terrible paradoxe, ou entrechoc, entre le plan fixe et le discours inouï plus que mouvementé, vertigineux. Les tourments du jeune Tanjaoui «Khalil» de «Caftan d'amour» en 1987 étaient motivés surtout par le surgissement de la petite bourgeoisie et de ses valeurs de consommation et de traditionalisme. Les tourments de «Amina-Jaouhara» dans «La Dame du Caire» (1991), à l'autre bout de l'Afrique du Nord, venaient surtout de la première vague de la violence intégriste (Flaubert disait : «Mme Bovary c'est moi»). J'évoque ces autres films pour dire que l'auto-fiction n'est pas tant convoquer un individu que de le poser pour l'approche d'une société, d'un moment historique. «La Trilogie de Tanger» voulait travailler l'image du Maroc des années 50/60 : entre colonialisme et indépendance, l'éducation musulmane, l'influence de l'école française, la présence du cinéma. Aujourd'hui il s'agirait, ce qui était en gestation déjà dans l'état précédent, de rendre compte des autres ruptures, tournants de la société arabe : le rêve socialiste puis son fracassement, la tentation concentrationnaire, l'avènement historique d'une nouvelle classe sociale : la petite bourgeoisie, l'idéologie théologienne qu'elle chevauche aujourd'hui, enfin la guerre : religieuse-civile/civile-religieuse. Mais je voudrais signaler que je n'ai pas la volonté de rechercher l'actualité ; en fait un travail de recherche en profondeur et de long souffle finit par rencontrer l'actualité. Un dernier mot : le désir de Nietzsche de «réévaluation de toutes les valeurs» exprimé au XIX siècle rencontre l'Histoire. Il y a effectivement réévaluation, il y a une marche de l'Histoire, il y a une explosion des libertés dans le XXe siècle à travers et malgré ses horreurs, dans les valeurs individuelles, sociales, culturelles ; et les freins, les « contre-révolutions » comme on les appelle, les perversions, les détours, les atermoiements ne peuvent que différer, ralentir, mais jamais abolir le passage obligé, toujours, de la nuit au jour, de l'hiver au printemps, du sommeil de la raison à son réveil.