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La femme est forte quand elle fait front à la force
Nouvelle : Rachida
Publié dans Albayane le 03 - 12 - 2014


Nouvelle : Rachida
Epilogue :
Le bar est plein ce soir... Chansons des « Shikhates », fumée des cigarettes, amuse-gueule, bouteilles de bière et de vin rouge sur les tables, odeur d'urine, atmosphère nauséabonde... Vendeurs de cacahouètes, vendeurs de cigarettes au détail, vendeurs ambulants de vêtements, consommateurs, cireurs, mendiants, prostituées...
Dans un coin, Rachida et son amie sirotent leur bière en fumant cigarette après cigarette... Elles s'ennuient... Rachida s'irrite, emportée par une fureur soudaine :
«Les hommes ! Tous des lâches, des monstres, des ogres, des animaux !
-Rachida, qu'as-tu ?
-Je te dis qu'ils sont tous des détraqués sexuels ! Regarde-les : Des pourris, des bêtes enragées bavant rien qu'en voyant un cul de femme ! Race de frustrés, de malades, de dégénérés ! Salauds, tous des salauds ! Tfou !
-Voyons ! Rachida ! Tu exagères. Calme-toi et maudis le démon ! Tiens, bois ta bière !
-La démon ? Pourquoi le maudire ? Il ne m'a rien fait, lui !
-Alors, raconte !Raconte si cela pouvait adoucir ton humeur, si cela pouvait te soulager et éteindre ton feu, raconte !
-Que veux-tu que je te raconte ? Il n'y a rien à raconter.
Flash-back:
Il est midi et demi. Comme d'habitude, Rachida vient de rentrer du collège. Elle est en 9 A.E.F. Elle aime beaucoup l'étude : Elle s'applique, fait des efforts, révise ses leçons, fait ses exercices et se donne corps et âme à son travail scolaire. Elle voudrait devenir avocate plus tard. Elle est sérieuse et estimée de ses professeurs. Elle se donne beaucoup de mal à préserver son image de marque : Une fille qui contrôle son adolescence, qui ne se laisse pas envoûter par les envies, qui se respecte et respecte les autres. Des fois, des folies lui font tourner la tête, des courants électriques passent dans ses veines, mais elle les chasse énergiquement préférant rester fidèle à son image de marque.
... Cette pudeur, n'est-elle pas le fruit d'une éducation conservatrice, patriarcale en dépit de la civilisation, du progrès, de l'internet, des chaînes paraboliques de se siècle épicurien ?
Dans la maison règnent une agitation inhabituelle et un grand remue-ménage. Tout est sens dessus dessous : meubles, ménage, cris des femmes, ustensiles de cuisine, odeurs de viande et de poulet rôti, légumes, fruits, immense activité dans les cuisines, parfum d'encens dans les chambres... Que se passe-t-il ?
Elle demande à sa mère fort occupée dans la cuisine. Celle-ci lui répond que son père accueillera, ce soir là, des invités très importants qu'il faut recevoir avec une hospitalité particulière. Puis elle lui ordonne d'aller au bain maure cet après-midi. « Mais cet après-midi on a un devoir de contrôle, je ne dois à aucun prix être absent ! Sa mère lui répond non sans malice : Tu n'auras plus besoin d'aller au collège, ma chérie. Et elle ajoute en souriant : Tu n'es plus une simple collégienne, à partir de ce soir, tu seras une femme ! »
Elle ne comprend rien à ce qui se passe autour d'elle. Pourquoi tous ces préparatifs ? Pourquoi doit-elle aller au Hammam ? Pourquoi n'aura-t-elle plus besoin d'aller au collège ? Mais, que se passe-t-il au juste ? Elle essaie maintes fois de savoir ce qui se prépare dans la maison mais personne ne veut lui donner une réponse convaincante, tout le monde semble l'éviter...
L'après-midi, sa tante paternelle et ses trois cousines l'accompagnent au bain-maure. Elles lui font sa toilette en silence. Elle leur fait comprendre qu'elle est assez grande pour se laver toute seule. Sa tante lui ordonne de se laisser faire et lui conseille de garder sa force et son énergie pour cette nuit. D'un moment à l'autre, elle entend chuchoter et rire ses cousines mais n'arrive pas à entendre un traître mot de ce qu'elles disent. Que complotent-elles ? Toutes ces cachotteries l'inquiètent un peu... Une atmosphère de mystère plane sur elle...
Ce n'est que le soir que l'énigme prend fin : Sa mère lui demande de venir à sa chambre afin de lui annoncer une bonne nouvelle. Elle l'invite à s'asseoir et dit avec emphase : « Rachida, tu sais que tu n'es plus une petite fille. Grâce à Dieu le Miséricordieux, tu es une femme à présent, belle et nubile... Un homme très riche, honorable, issu d'une famille respectable, t'a demandée en mariage à ton père...
-Quoi ? En mariage ?
-Qui, tu vas être sa femme. Ton père a donné son accord. Le mari lui a donné l'argent de la dot ; une somme importante. Et les « adouls » ont rédigé l'acte de mariage.
-Alors, ces préparatifs, le bain et toute cette foire, c'était pour ça ?!
-Oui, ma fille. Ce soir, tu te maries. C'est ta noce. Demain matin, tu seras une femme mariée, dans ta nouvelle maison, avec ton mari et ta belle mère. Sois sage, obéissante et docile !
-Mon mari ?! Ma nouvelle maison ?! Ma belle mère ?! Mais vous êtes fous ou quoi ?! Je ne le connais pas ce... « mari » ! Je ne l'ai même pas vu ! Comment voulez-vous que je sois sa femme ? D'ailleurs, qui vous a dit que je voulais me marier ? Moi, je veux terminer mes études, je veux m'instruire, réaliser mes rêves, assurer mon avenir, devenir avocate... tu entends ? Je ne suis pas une brebis à vendre, je suis un être humain !
-Balivernes ! Chasse ces idées idiotes de ton esprit de moineau ! Ton avenir est auprès de ton mari. Ton but et ta raison d'être est de fonder une famille et d'avoir des enfants. Et ce mari que tu n'as même pas vu, tu auras tout le temps de le connaître. Estime-toi heureuse ! Ton mari est très riche, il te comblera. D'autres filles n'ont pas ta chance... Allez ! Assez parlé ! Prépare-toi ! »
Elle sort, ferme la porte à clé, laissant sa fille dans un profond désarroi... Rachida veut pleurer, hurler, tout casser. Elle veut tuer son père. Elle veut mourir... Mais elle ne fait rien. Elle reste immobile, le visage figé dans une expression maussade. Pas une larme ne coule sur ses joues rosées.
La famille du marié vient emmener la mariée... On la transporte en voiture avec les chants, la musique, les applaudissements, les youyous, les clameurs, les coups de klaxons... Elle ne voit autour d'elle que des rapaces, des hyènes, des croque-morts, des sangsues, des sorcières... Elle se voit transporter vers sa geôle, vers sa mort.
Cette nuit, après le thé et les gâteaux, après le dîner de festin, après les chants et les danses, après les cris et les rires, après une nuit folle de transe, l'heure fatidique du viol légitime arrive enfin. Un étranger fait irruption dans la chambre nuptiale, jette Rachida sur le tapis, par terre, et s'apprête à se jeter sur elle en se déshabillant à la hâte. Rachida ne montre aucune résistance. Elle ne bouge pas ; elle n'est pas là, elle est absente, elle est ailleurs. L'homme la pénètre violemment. Elle ne crie même pas. Elle mord sa lèvre inférieure jusqu'au sang et du sang rosâtre coule entre ses cuisses... Après l'avoir déflorée, l'homme fier quitte la chambre sans le moindre mot. Il sort, jette aux femmes la preuve de sa virilité : l'étoffe brodée tachée de sang.
Hurlements de joie, youyous, rires, coups de « bendirs »et de tambourins, accolades, embrassades, félicitations, pleurs de satisfaction, extase collective, démence barbare : Rachida vient d'offrir sa virginité à son mari comme le veulent la religion et les traditions. Rachida vient de sauver l'honneur de son père, de sa famille, de sa tribu... Rachida vient de mourir, assassinée par son père, par son mari, par tous ceux qu'elle a aimés.
Elle frissonne de tout son petit corps de fragilité. Elle pleure de tout son minois d'innocence. Elle saigne de tout son sang d'adolescence. La plaie se fait profonde dans son cœur de moineau.
Les deux familles sont à son chevet... Voilà une semaine qu'elle ne bouge pas, qu'elle ne parle pas, qu'elle ne mange pas, qu'elle ne dort pas... Elle a horreur qu'on la touche. Elle hait les hommes, tous les hommes. Elle hait son père, tellement, tellement qu'elle désire sa mort du fond du cœur.
Elle reste de longs moments immobile, comme le caméléon, les yeux grands ouverts, ne regardant rien, ne regardant personne... On parle avec elle, on la secoue, on lui crie au visage, on la dorlote tendrement... Elle ne répond pas, elle ne réagit pas : Elle s'est fait bâtir une enceinte de mutisme et de surdité protectrice afin de se défendre contre ce monde réellement cruel, inhumain, adulte... Qu'a-t-elle fait de mal pour qu'on la déchire de la sorte en pleine floraison, en plein épanouissement ?
Loin de sa geôle nuptiale, elle s'en va ailleurs : Elle revoit sa classe, ses camarades, le collège, les cours, les professeurs... Tout cela n'est plus que réminiscence. Par contre, elle se rappelle précisément cette leçon d' « Activités orales » dans la classe de français. Ils ont discuté le sujet de la femme. Rachida a défendu l'émancipation de la femme et son droit à la liberté et à l'égalité avec l'homme. Elle a combattu avec toute la force de ses quinze ans. Elle était si excitée ce matin là, elle vibrait d'un enthousiasme extraordinaire, se levait tout le temps pour crier au visage des garçons qui s'opposaient farouchement à l'émancipation de la femme. Ces garçons qui s'entêtaient à garder les idées vermoulues de leurs aïeux patriarches, disaient que la femme devait rester enfermée sous prétexte qu'une fois libre, elle « fait des bêtises ». Rachida se souvient qu'elle a répondu, presque sans réfléchir : « Puisque la femme fait des bêtises avec l'homme, il faudrait l'enfermer lui aussi ! Il est aussi coupable qu'elle ! » Ses amies étaient fières d'elle. Les garçons, outrés, voulaient arrêter le débat pour rédiger le bilan de la conversation comme à l'accoutumée. Mais Rachida a refusé leur proposition et, soutenue par les filles, a demandé au professeur qu'on continue la discussion et qu'on laisse tomber, pour une fois, ce bilan écrit. Et comme par miracle, le professeur a accepté. Bien qu'il soit un homme, il était pour la liberté de la femme ! Les garçons ont eu pour lui a regard courroucé : «Voilà qu'il soutient les filles à présent ! Lâche ! Traître !»...Rachida se souvient des garçons, gênés, mal à l'aise, maladroits, qui attendaient impatiemment la sonnerie libératrice.
Rachida se souvient de tout cela comme s'il datait d'une éternité... Elle n'a que quinze ans, elle vient d'en avoir cent ! Un mois a suffi pour rendre cette fille vieille.
Son mari ne ressemble guère à son professeur qui l'approuvait lors de cette fameuse leçon d'expression orale... Son mari l'a achetée : Très bonne marchandise, fraîche et de bonne qualité, à laquelle personne n'a encore touché. Bonne affaire ! Mais elle est malade ! Elle n'est pas normale... Serait-elle devenue folle ? On a tout essayé ; médicaments, analyses, plantes, amulettes, visites aux marabouts, en vain !
Le mari, ne pouvant plus tolérer un cadavre vivant dans son lit, lui dit froidement la phrase attendue : « tu es répudiée ! » Elle est répudiée, délivrée, libérée... Fille divorcée, femme avant l'âge, petite femme divorcée... Elle se lève, pousse un long soupir de soulagement et se met à danser sans musique ni chant... Et, en silence, elle dénoue ses tresses et entame une transe frénétique jusqu'à l'évanouissement... Elle se lève... Elle s'est lavée, elle s'est purifiée... Le soleil brille dans ses yeux. Il fait beau dans sa tête. Les oiseaux gazouillent dans son cœur. Un ruisseau chante dans ses veines... Elle marche vers la porte. Elle saisit le poignet et pousse. La porte ne s'ouvre pas. Elle pousse davantage. La porte demeure close... De l'autre côté, elle entend la vie... Effrayée, elle pousse de plus en plus fort... Toujours rien... Elle pousse un long hurlement... Elle veut sortir... Elle doit sortir... Elle s'évanouit... Quand elle se réveille, elle se retrouve dans la rue... Où iras-tu, colombe blessée ?
... Une voiture s'arrête. La portière s'ouvre. Une voix masculine lui dit : « Tu montes, beauté ?»
Le patron du bar leur demande de sortir : Il est temps de fermer. Rachida boit son dernier verre, s'accroche au bras du client de cette nuit, le mari de cette nuit : Cet étranger qui la déflorera cette nuit, comme l'ont déflorée tous les clients, tous les maris, tous les étrangers des autres nuits... Et à l'aube, il la répudiera et la jettera à la rue, comme son premier mari.
Rachida monte dans une voiture et disparaît, engloutie par la ville : Epouse d'une nuit, femme de tous les hommes !
Prologue :
Cher lecteur, ce que vous venez de lire ou ce que vous allez lire (cela dépend de votre sens de l'orientation ; on est dans un cercle vicieux, on tourne avec Rachida sans issue possible, sans espoir) n'est point le fruit d'une imagination créatrice... C'est une histoire vraie, amèrement vécue. Elle s'est passée dans une ville, un jour... Elle se passe encore aujourd'hui même et sûrement demain...
Rachida est là, cher lecteur, parmi nous... Vous la rencontrez chaque jour... Partout où vous allez, elle est là, inéluctable, indélébile, innombrable... Elle est là comme une plaie abondante de sang et de pus, comme une tumeur qui ronge notre corps collectif qui souffre déjà de maux plus graves encore...
Cher lecteur, le jour où il n'y aura plus de Rachida verra-t-il le jour, un jour ? En attendant ce jour, cher lecteur, que pourrais-je faire pour Rachida ? Que pourriez-vous faire, cher lecteur ? Que pourrions-nous faire ?
Etranglons les proxénètes et syndicalisons Rachida !
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Tous droits réservés
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Epilogue :
Le bar est plein ce soir... Chansons des « Shikhates », fumée des cigarettes, amuse-gueule, bouteilles de bière et de vin rouge sur les tables, odeur d'urine, atmosphère nauséabonde... Vendeurs de cacahouètes, vendeurs de cigarettes au détail, vendeurs ambulants de vêtements, consommateurs, cireurs, mendiants, prostituées...
Dans un coin, Rachida et son amie sirotent leur bière en fumant cigarette après cigarette... Elles s'ennuient... Rachida s'irrite, emportée par une fureur soudaine :
«Les hommes ! Tous des lâches, des monstres, des ogres, des animaux !
-Rachida, qu'as-tu ?
-Je te dis qu'ils sont tous des détraqués sexuels ! Regarde-les : Des pourris, des bêtes enragées bavant rien qu'en voyant un cul de femme ! Race de frustrés, de malades, de dégénérés ! Salauds, tous des salauds ! Tfou !
-Voyons ! Rachida ! Tu exagères. Calme-toi et maudis le démon ! Tiens, bois ta bière !
-La démon ? Pourquoi le maudire ? Il ne m'a rien fait, lui !
-Alors, raconte !Raconte si cela pouvait adoucir ton humeur, si cela pouvait te soulager et éteindre ton feu, raconte !
-Que veux-tu que je te raconte ? Il n'y a rien à raconter.
Flash-back:
Il est midi et demi. Comme d'habitude, Rachida vient de rentrer du collège. Elle est en 9 A.E.F. Elle aime beaucoup l'étude : Elle s'applique, fait des efforts, révise ses leçons, fait ses exercices et se donne corps et âme à son travail scolaire. Elle voudrait devenir avocate plus tard. Elle est sérieuse et estimée de ses professeurs. Elle se donne beaucoup de mal à préserver son image de marque : Une fille qui contrôle son adolescence, qui ne se laisse pas envoûter par les envies, qui se respecte et respecte les autres. Des fois, des folies lui font tourner la tête, des courants électriques passent dans ses veines, mais elle les chasse énergiquement préférant rester fidèle à son image de marque.
... Cette pudeur, n'est-elle pas le fruit d'une éducation conservatrice, patriarcale en dépit de la civilisation, du progrès, de l'internet, des chaînes paraboliques de se siècle épicurien ?
Dans la maison règnent une agitation inhabituelle et un grand remue-ménage. Tout est sens dessus dessous : meubles, ménage, cris des femmes, ustensiles de cuisine, odeurs de viande et de poulet rôti, légumes, fruits, immense activité dans les cuisines, parfum d'encens dans les chambres... Que se passe-t-il ?
Elle demande à sa mère fort occupée dans la cuisine. Celle-ci lui répond que son père accueillera, ce soir là, des invités très importants qu'il faut recevoir avec une hospitalité particulière. Puis elle lui ordonne d'aller au bain maure cet après-midi. « Mais cet après-midi on a un devoir de contrôle, je ne dois à aucun prix être absent ! Sa mère lui répond non sans malice : Tu n'auras plus besoin d'aller au collège, ma chérie. Et elle ajoute en souriant : Tu n'es plus une simple collégienne, à partir de ce soir, tu seras une femme ! »
Elle ne comprend rien à ce qui se passe autour d'elle. Pourquoi tous ces préparatifs ? Pourquoi doit-elle aller au Hammam ? Pourquoi n'aura-t-elle plus besoin d'aller au collège ? Mais, que se passe-t-il au juste ? Elle essaie maintes fois de savoir ce qui se prépare dans la maison mais personne ne veut lui donner une réponse convaincante, tout le monde semble l'éviter...
L'après-midi, sa tante paternelle et ses trois cousines l'accompagnent au bain-maure. Elles lui font sa toilette en silence. Elle leur fait comprendre qu'elle est assez grande pour se laver toute seule. Sa tante lui ordonne de se laisser faire et lui conseille de garder sa force et son énergie pour cette nuit. D'un moment à l'autre, elle entend chuchoter et rire ses cousines mais n'arrive pas à entendre un traître mot de ce qu'elles disent. Que complotent-elles ? Toutes ces cachotteries l'inquiètent un peu... Une atmosphère de mystère plane sur elle...
Ce n'est que le soir que l'énigme prend fin : Sa mère lui demande de venir à sa chambre afin de lui annoncer une bonne nouvelle. Elle l'invite à s'asseoir et dit avec emphase : « Rachida, tu sais que tu n'es plus une petite fille. Grâce à Dieu le Miséricordieux, tu es une femme à présent, belle et nubile... Un homme très riche, honorable, issu d'une famille respectable, t'a demandée en mariage à ton père...
-Quoi ? En mariage ?
-Qui, tu vas être sa femme. Ton père a donné son accord. Le mari lui a donné l'argent de la dot ; une somme importante. Et les « adouls » ont rédigé l'acte de mariage.
-Alors, ces préparatifs, le bain et toute cette foire, c'était pour ça ?!
-Oui, ma fille. Ce soir, tu te maries. C'est ta noce. Demain matin, tu seras une femme mariée, dans ta nouvelle maison, avec ton mari et ta belle mère. Sois sage, obéissante et docile !
-Mon mari ?! Ma nouvelle maison ?! Ma belle mère ?! Mais vous êtes fous ou quoi ?! Je ne le connais pas ce... « mari » ! Je ne l'ai même pas vu ! Comment voulez-vous que je sois sa femme ? D'ailleurs, qui vous a dit que je voulais me marier ? Moi, je veux terminer mes études, je veux m'instruire, réaliser mes rêves, assurer mon avenir, devenir avocate... tu entends ? Je ne suis pas une brebis à vendre, je suis un être humain !
-Balivernes ! Chasse ces idées idiotes de ton esprit de moineau ! Ton avenir est auprès de ton mari. Ton but et ta raison d'être est de fonder une famille et d'avoir des enfants. Et ce mari que tu n'as même pas vu, tu auras tout le temps de le connaître. Estime-toi heureuse ! Ton mari est très riche, il te comblera. D'autres filles n'ont pas ta chance... Allez ! Assez parlé ! Prépare-toi ! »
Elle sort, ferme la porte à clé, laissant sa fille dans un profond désarroi... Rachida veut pleurer, hurler, tout casser. Elle veut tuer son père. Elle veut mourir... Mais elle ne fait rien. Elle reste immobile, le visage figé dans une expression maussade. Pas une larme ne coule sur ses joues rosées.
La famille du marié vient emmener la mariée... On la transporte en voiture avec les chants, la musique, les applaudissements, les youyous, les clameurs, les coups de klaxons... Elle ne voit autour d'elle que des rapaces, des hyènes, des croque-morts, des sangsues, des sorcières... Elle se voit transporter vers sa geôle, vers sa mort.
Cette nuit, après le thé et les gâteaux, après le dîner de festin, après les chants et les danses, après les cris et les rires, après une nuit folle de transe, l'heure fatidique du viol légitime arrive enfin. Un étranger fait irruption dans la chambre nuptiale, jette Rachida sur le tapis, par terre, et s'apprête à se jeter sur elle en se déshabillant à la hâte. Rachida ne montre aucune résistance. Elle ne bouge pas ; elle n'est pas là, elle est absente, elle est ailleurs. L'homme la pénètre violemment. Elle ne crie même pas. Elle mord sa lèvre inférieure jusqu'au sang et du sang rosâtre coule entre ses cuisses... Après l'avoir déflorée, l'homme fier quitte la chambre sans le moindre mot. Il sort, jette aux femmes la preuve de sa virilité : l'étoffe brodée tachée de sang.
Hurlements de joie, youyous, rires, coups de « bendirs »et de tambourins, accolades, embrassades, félicitations, pleurs de satisfaction, extase collective, démence barbare : Rachida vient d'offrir sa virginité à son mari comme le veulent la religion et les traditions. Rachida vient de sauver l'honneur de son père, de sa famille, de sa tribu... Rachida vient de mourir, assassinée par son père, par son mari, par tous ceux qu'elle a aimés.
Elle frissonne de tout son petit corps de fragilité. Elle pleure de tout son minois d'innocence. Elle saigne de tout son sang d'adolescence. La plaie se fait profonde dans son cœur de moineau.
Les deux familles sont à son chevet... Voilà une semaine qu'elle ne bouge pas, qu'elle ne parle pas, qu'elle ne mange pas, qu'elle ne dort pas... Elle a horreur qu'on la touche. Elle hait les hommes, tous les hommes. Elle hait son père, tellement, tellement qu'elle désire sa mort du fond du cœur.
Elle reste de longs moments immobile, comme le caméléon, les yeux grands ouverts, ne regardant rien, ne regardant personne... On parle avec elle, on la secoue, on lui crie au visage, on la dorlote tendrement... Elle ne répond pas, elle ne réagit pas : Elle s'est fait bâtir une enceinte de mutisme et de surdité protectrice afin de se défendre contre ce monde réellement cruel, inhumain, adulte... Qu'a-t-elle fait de mal pour qu'on la déchire de la sorte en pleine floraison, en plein épanouissement ?
Loin de sa geôle nuptiale, elle s'en va ailleurs : Elle revoit sa classe, ses camarades, le collège, les cours, les professeurs... Tout cela n'est plus que réminiscence. Par contre, elle se rappelle précisément cette leçon d' « Activités orales » dans la classe de français. Ils ont discuté le sujet de la femme. Rachida a défendu l'émancipation de la femme et son droit à la liberté et à l'égalité avec l'homme. Elle a combattu avec toute la force de ses quinze ans. Elle était si excitée ce matin là, elle vibrait d'un enthousiasme extraordinaire, se levait tout le temps pour crier au visage des garçons qui s'opposaient farouchement à l'émancipation de la femme. Ces garçons qui s'entêtaient à garder les idées vermoulues de leurs aïeux patriarches, disaient que la femme devait rester enfermée sous prétexte qu'une fois libre, elle « fait des bêtises ». Rachida se souvient qu'elle a répondu, presque sans réfléchir : « Puisque la femme fait des bêtises avec l'homme, il faudrait l'enfermer lui aussi ! Il est aussi coupable qu'elle ! » Ses amies étaient fières d'elle. Les garçons, outrés, voulaient arrêter le débat pour rédiger le bilan de la conversation comme à l'accoutumée. Mais Rachida a refusé leur proposition et, soutenue par les filles, a demandé au professeur qu'on continue la discussion et qu'on laisse tomber, pour une fois, ce bilan écrit. Et comme par miracle, le professeur a accepté. Bien qu'il soit un homme, il était pour la liberté de la femme ! Les garçons ont eu pour lui a regard courroucé : «Voilà qu'il soutient les filles à présent ! Lâche ! Traître !»...Rachida se souvient des garçons, gênés, mal à l'aise, maladroits, qui attendaient impatiemment la sonnerie libératrice.
Rachida se souvient de tout cela comme s'il datait d'une éternité... Elle n'a que quinze ans, elle vient d'en avoir cent ! Un mois a suffi pour rendre cette fille vieille.
Son mari ne ressemble guère à son professeur qui l'approuvait lors de cette fameuse leçon d'expression orale... Son mari l'a achetée : Très bonne marchandise, fraîche et de bonne qualité, à laquelle personne n'a encore touché. Bonne affaire ! Mais elle est malade ! Elle n'est pas normale... Serait-elle devenue folle ? On a tout essayé ; médicaments, analyses, plantes, amulettes, visites aux marabouts, en vain !
Le mari, ne pouvant plus tolérer un cadavre vivant dans son lit, lui dit froidement la phrase attendue : « tu es répudiée ! » Elle est répudiée, délivrée, libérée... Fille divorcée, femme avant l'âge, petite femme divorcée... Elle se lève, pousse un long soupir de soulagement et se met à danser sans musique ni chant... Et, en silence, elle dénoue ses tresses et entame une transe frénétique jusqu'à l'évanouissement... Elle se lève... Elle s'est lavée, elle s'est purifiée... Le soleil brille dans ses yeux. Il fait beau dans sa tête. Les oiseaux gazouillent dans son cœur. Un ruisseau chante dans ses veines... Elle marche vers la porte. Elle saisit le poignet et pousse. La porte ne s'ouvre pas. Elle pousse davantage. La porte demeure close... De l'autre côté, elle entend la vie... Effrayée, elle pousse de plus en plus fort... Toujours rien... Elle pousse un long hurlement... Elle veut sortir... Elle doit sortir... Elle s'évanouit... Quand elle se réveille, elle se retrouve dans la rue... Où iras-tu, colombe blessée ?
... Une voiture s'arrête. La portière s'ouvre. Une voix masculine lui dit : « Tu montes, beauté ?»
Le patron du bar leur demande de sortir : Il est temps de fermer. Rachida boit son dernier verre, s'accroche au bras du client de cette nuit, le mari de cette nuit : Cet étranger qui la déflorera cette nuit, comme l'ont déflorée tous les clients, tous les maris, tous les étrangers des autres nuits... Et à l'aube, il la répudiera et la jettera à la rue, comme son premier mari.
Rachida monte dans une voiture et disparaît, engloutie par la ville : Epouse d'une nuit, femme de tous les hommes !
Prologue :
Cher lecteur, ce que vous venez de lire ou ce que vous allez lire (cela dépend de votre sens de l'orientation ; on est dans un cercle vicieux, on tourne avec Rachida sans issue possible, sans espoir) n'est point le fruit d'une imagination créatrice... C'est une histoire vraie, amèrement vécue. Elle s'est passée dans une ville, un jour... Elle se passe encore aujourd'hui même et sûrement demain...
Rachida est là, cher lecteur, parmi nous... Vous la rencontrez chaque jour... Partout où vous allez, elle est là, inéluctable, indélébile, innombrable... Elle est là comme une plaie abondante de sang et de pus, comme une tumeur qui ronge notre corps collectif qui souffre déjà de maux plus graves encore...
Cher lecteur, le jour où il n'y aura plus de Rachida verra-t-il le jour, un jour ? En attendant ce jour, cher lecteur, que pourrais-je faire pour Rachida ? Que pourriez-vous faire, cher lecteur ? Que pourrions-nous faire ?
Etranglons les proxénètes et syndicalisons Rachida !


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