C'est la question qu'on ne cessera de poser. Certes nous savons que d'une manière générale le prêt à penser et ce qui passe pour être «la sagesse populaire» se développent plus facilement et ont tendance à dominer rapidement l'espace des idées et de la pensée ce qui empêche toute volonté de changement et d'innovation. La domination de cette «pensée quotidienne» a tendance à perpétuer ce qui existe et empêche d'ouvrir de nouveaux horizons pour l'action humaine. Mais, la question qui se pose est de comprendre comment cette «pensée à la petite semaine» peut-elle aussi imprégner et dominer le champ économique. Ces interrogations sont d'autant plus importantes que ce champ a été depuis plusieurs décennies tenté par l'aventure de faire «science» et de se rapprocher des sciences dures et de quitter définitivement ce qu'on appelle avec un brin de mépris les «sciences molles». Ce rapprochement aurait dû débarrasser cette discipline de la mainmise des prêts à penser et des dogmes de tout genre pour ne laisser place qu'aux raisonnements scientifiques et à la pensée forte qui échappe au simplisme et au schématisme. Et, pourtant le conformisme a la peau dure et domine largement la réflexion et les politiques dans le domaine économique. Prenons pour illustration la situation économique qui prévaut en Tunisie depuis la révolution du 14 janvier et les choix de politique économique qui sont préconisés. Il y a un large consensus sur l'état de notre économique et la profonde récession qui domine et qui se traduit par une baisse des investissements, la faiblesse de la croissance et une explosion du chômage. Mais, dès qu'on commence à discuter des politiques à mettre en place c'est le conformisme qui revient au galop ! Sans que cela ne s'exprime de manière claire, la plupart des responsables s'accordent à recommander le choix de la rigueur ! Ici et là on entend les responsables mettre l'accent sur la nécessité de faire des économies, de réduire les dépenses de l'Etat et de vivre selon nos moyens. Ainsi, en pleine récession, c'est le choix de la rigueur budgétaire qui semble avoir la préférence des responsables politiques. C'était le cas du gouvernement Béji Caid Essebsi qui a fait une proposition de Budget de l'Etat 2012 où l'effort d'investissement et de relance de l'appareil économique est limité et ne dépasse pas les 5,3 milliards de dinars sur un total de 23 milliards doit moins de quart du budget. C'est semble-t-il l'option qui sera choisi par le gouvernement Jebali. En effet, même si on n'a pas encore d'indications sur le contenu de la nouvelle loi de finances complémentaires, le choix de la relance n'est pas évoqué clairement par les nouveaux responsables qui ont plus mis l'accent dans leurs déclarations sur les économies et la rigueur que sur un véritable choix de redémarrage de l'appareil économique. Comment expliquer ce choix de la rigueur alors qu'on aurait dû mettre l'accent sur la relance et la définition d'une nouvelle ambition pour notre économie ? A mon avis deux éléments expliquent cette option. La première est cette part de conformisme qui domine le champ économique et qui s'exprime par le biais de «réflexions de bon sens» qui emportent l'adhésion de tous ! Et, on peut multiplier les exemples de «pensées définitives» qu'on entend ici et là qui progressivement produisent le consensus politique et économique ! On n'arrête pas de nous dire que les principes de la bonne gestion exigent que nous ayons un budget équilibré ! Et, un budget de l'Etat c'est comme le budget d'une famille qui ne peut être indéfiniment en déficit ! Donc, il faut faire des efforts et faire les économies nécessaires pour équilibrer nos dépenses publiques ! Des réflexions ici et là qui se multiplient et qui sont en train de remettre en cause la possibilité de définir une politique économique ambitieuse pour entériner le choix de la rigueur. La seconde raison qui est à l'origine d'une dévalorisation des politiques de relance sort du domaine de la «pensée quotidienne» pour puiser ses arguments dans le domaine scientifique. En effet, certains économistes se rattachent au consensus entre néo-keynésiens et néo-libéraux qui a dominé la pensée et les politiques économique depuis le milieu des années 1990 et qui met l'accent sur l'importance de la neutralité des politiques économiques. Pour ce consensus, les agents économiques sont excessivement rationnels et intelligents et comprennent que lorsque l'Etat met en place une politique de relance il sera obligé d'augmenter ses recettes plus tard et par conséquent d'accroître l'imposition. Du coup, ces agents ne vont pas adhérer à la politique de l'Etat et n'augmenteront pas leur consommation dans la mesure où ils feront face dans le futur à un accroissement de l'impôt. C'est cette capacité d'anticipation des agents qui remet en cause les politiques économiques et a amené les économistes à défendre durant de longues années l'idée de la neutralité de l'action publique. Ainsi, une part de « pseudo-sagesse populaire » et quelques arguments scientifiques sont au cœur du conformisme économique qui prévaut aujourd'hui dans le débat public. Or, la détérioration économique et sociale exige aujourd'hui une forte rupture et la définition d'une nouvelle politique économique ambitieuse et qui doit faire de la relance économique sa principale préoccupation. Ce changement de cap est d'autant plus nécessaire qu'une récession génère souvent les mécanismes qui la perpétuent. En effet, la hausse du chômage réduit la consommation privée. Par ailleurs, la baisse de la demande et l'incertitude croissante qui pèse sur l'environnement économique et social sont à l'origine d'une forte baisse de l'investissement privé. La grande crise globale et la récession mondiale ont été à l'origine d'une forte remise en cause de l'hypothèse de la neutralité des politiques économiques. Au contraire, aujourd'hui c'est la thématique des politiques contracyliques qui est au centre des préoccupations des économistes. Plusieurs pays, notamment les Etats-Unis et les pays émergents, ont mis en place des politiques dont l'objectif est de retourner le cycle récessif en un cercle vertueux de croissance économique. Ces politiques contracycliques visent quatre objectifs essentiels. Le premier est de redémarrer un nouveau cycle de demande et de revenus. Le second est de rebâtir l'optimisme des ménages qui les conduit à dépenser les revenus qu'ils anticipent dans le futur. Par ailleurs, ces politiques de relance publique vont encourager les entreprises à investir de nouveau pour faire face à la nouvelle demande. Enfin, ces programmes de relance vont mettre fin aux politiques de déstockage que les entreprises favorisent lors des périodes de récession. Notre pays passe par une récession sans précédent dans notre histoire économique. Elle exige la définition d'une politique de relance contracyclique et porteuse d'une grande ambition. Pour cela, il est nécessaire de rompre avec le conformisme économique qui nous réduit à l'attentisme !