Qui sont réellement les casseurs ? Des supporters, des délinquants ou bien les deux ? Comment la violence a pu être aussi banalisée dans notre société ? Ces actes de vandalisme menés en groupe sont-ils une forme de nouvelle solidarité venue répondre à l'exclusion dont ils seraient victimes ? Des rapports de domination se font et se défont entre certains groupes de supporters. Et parfois cela prend en otage le football et son spectacle. Décryptage d'Abderrahim Bourkia, Chercheur doctorant au Centre Marocain des Sciences Sociales CM2S. Le Roi Mohammed VI a donné l'ordre de relâcher les mineurs présumés coupables de proférer des actes de vandalisme lors de l'affaire plus connue sous l'appellation du «jeudi noir». Les accusés mineurs resteront ainsi libres jusqu'à ce que le tribunal statue sur les faits qui leur sont imputés. Rappelez-vous, plus de 214 personnes ont été déférées devant la justice, suite aux incidents perpétrés à Casablanca le jeudi 11 avril dernier, quelques heures avant le coup d'envoi de la rencontre ayant opposée le Raja de Casablanca à l'AS FAR de Rabat. Parmi ces personnes se trouvaient des enfants, des adolescents et des adultes ayant des antécédents judiciaires en matière de trafic de stupéfiants. Les questions qui reviennent assez souvent portent sur le profil des supporters et casseurs. A savoir que les familles semblent ignorées les délits de leurs enfants croyant que ces derniers étaient en classe. Profils sociaux Dresser un profil type de ces casseurs s'avère être une entreprise pas aussi facile qu'elle n'en a l'air. D'après mes enquêtes de terrain, il s'agit essentiellement de jeunes issus de quartiers populaires et plutôt de familles défavorisées. Ils ne sont pas tous mal insérés socialement ou en rupture avec l'école ou la famille. Au contraire, nombreux sont ceux qui contribuent d'une manière ou d'une autre à aider leurs parents. Mais à propos des casseurs «avérés» à proprement parler, une lecture déterministe des actes de violences met à l'index bien sûr la misère, l'échec scolaire et le chômage. Ces casseurs ne sont pas forcément à la base des délinquants, ce mot est d'ailleurs un peu fort, il est vrai que parmi eux, nous pouvons trouver des personnes qui ont déjà un casier judiciaire ou qui ont commis de petits délits. Sur un groupe d'une dizaine d'adolescents par exemple, seuls un ou deux vont jeter des pierres pour casser un abribus, une vitrine ou une devanture de café. Ces «initiateurs» ont leurs «suiveurs» (souvent deux ou trois autres du même groupe). Ce que nous pouvons expliquer par le goût du risque, source de motivation de ces adolescents en quête de visibilité. Le reste du groupe est souvent pris de panique et prend rapidement la fuite. Mais cette première familiarisation avec cette forme de violence est souvent un élément qui va les amener à être à leur tour des casseurs. Cette violence est sporadique. Généralement, il ne s'agit pas d'un rituel parfaitement orchestré. Toutefois, pour en revenir aux incidents survenus lors du «jeudi noir», ils interpellent par leur caractère direct et spectaculaire. A première vue, ces actes paraissent avoir été prémédités par leurs auteurs. En effet, le fait de descendre à la gare Casa-voyageurs au lieu de celle de l'Oasis (recommandée par les directives de la DGSN) nous pousse à penser que certains supporters avaient réellement l'intention de nuire et qu'ils ont entrainé avec eux d'autres supporters. Nouvelles normes sociales. Les grilles d'explication de cette violence sont multiples et non limitatives. Il y a le social, l'économique, le culturel et le psychologique. A titre d'exemple, nous pouvons évoquer certaines normes sociales nouvelles qui gagnent du terrain parmi les jeunes. Une culture de rue s'est installée progressivement parmi eux. Dans sa quête de reconnaissance sociale et d'estime de soi, un adolescent est prêt à courir des risques. S'adonner à de petits délits, à des actes de violence et à la casse pendant des manifestations sportives et culturelles participe à la construction de ce qu'il estime être quelqu'un de « respecté » et de reconnu au sein de ses pairs. Les normes sociales sont tellement inversées qu'aujourd'hui une personne qui a écopé d'une peine de réclusion sera bien vue par ses acolytes. Nous nous trouvons devant la mise en avant de nouvelles valeurs : l'apologie à la violence, la virilité et la méchanceté. Ces jeunes subissent une mauvaise influence et s'adonnent à de nouvelles pratiques d'échange social. A Casablanca, la fin du derby est très souvent ternie par des affrontements entre supporters du Raja et du Wydad ou des deux à l'égard des forces de l'ordre. Parmi eux se trouvent des supporters, des ultras, des bagarreurs venus pour l'occasion. Bien souvent, rien n'a été organisé à l'avance, la violence s'exprime spontanément et dans des lieux divers. Alors que le «supporterisme» serait censé se présenter comme un nouveau mode créateur de lien social, les affrontements prennent souvent en otage le football et mettent à l'épreuve l'homogénéité d'une large frange de la jeunesse marocaine, ses insolites formes de cohésion et de solidarité (wydadis contre rajawis). Ces actes délibérés révèlent une déstructuration des liens sociaux en général parmi la jeunesse marocaine et expriment une partie des tensions de notre société. Certaines valeurs de la rue ont pris le dessus sur les valeurs traditionnelles que sont par exemple le respect mutuel et la notion de fraternité. Une culture de la violence tout d'abord symbolique est venue ébranler le bon sens et la moralité. Les valeurs habituellement véhiculées par la famille, l'école ou les institutions sont en perte de vitesse. Ces jeunes ne sont pas encore des « produits finis ». Il est encore temps de les informer sur les risques qu'ils encourent. L'idéal étant d'offrir dès leur plus jeune âge dans nos établissements scolaires une écoute particulière aux enfants et de prévenir de la sorte tout signe de trouble annonciateur de déviance. La famille se trouve de plus en plus dépassée, le contrôle parental pouvant devenir quasi absent ou trop hostile amène les adolescents à chercher ailleurs d'autres repères. La rue permet de se créer un réseau d'amis, de voisins. La bande d'amis devient parfois un peu une seconde famille. Ce groupe peut être composé de petits délinquants comme il peut être un rassemblement de personnes animées par l'amour d'un club de football qui partage à fond sa passion et ses émotions, sans nul besoin de violence. Nous et les autres Le «supporterisme» répond à une logique identitaire et culturelle d'un groupe en interaction avec d'autres groupes. Il recèle une expérience collective d'une jeunesse unie par un solide lien social au sens durkheimien du terme, démontrant ainsi les formes des relations sociales et révélant la structuration socio-économique de la société marocaine. Ces jeunes sont en quête de visibilité qui peut prendre un aspect festif ou violent. La logique partisane qui cimente les groupes de supporters suppose que l'on affiche une hostilité à l'égard des « autres » (membres rivaux, pouvoirs publics...). La violence peut jouer ici un rôle d'intégration sociale et a pour conséquence également une consolidation des identités individuelles et collectives. Dans l'univers du supporterisme, on affiche plutôt une violence symbolique qui vise à faire peur et à faire taire les adversaires. Cela n'exclut pas que la dynamique au sein du groupe peut dériver vers un affrontement physique pour se défendre ou en découdre avec les rivaux. Il y a ce qu'on peut appeler un processus d'enchainement d'incivilités verbales, qui font partie de la violence symbolique, qui peut finir sur des bagarres entre les antagonistes. «Quand je suis parmi les miens, je m'engage totalement dans les affrontements contre les membres des groupes rivaux. Je ne crains rien. Lorsqu'on est nombreux, ils ne peuvent pas nous attaquer. D'où l'importance de se diriger vers le stade accompagné d'un grand nombre de supporters. Cela m'encourage davantage même à attaquer les autres, s'ils sont inférieurs.», m'a un jour lancé un supporter ultra. Dans ces groupes segmentaires, selon les travaux d'Elias et Dunning, les sentiments intenses d'affection au sein du groupe «dans le groupe» et de l'hostilité envers les groupes «hors du groupe » sont tels que la rivalité est virtuellement inévitable lorsque leurs membres se rencontrent. Ainsi à cause de leur normes de masculinité agressive, et parce qu'ils sont relativement incapables de se contrôler, le conflit qui les oppose débouche facilement sur les affrontements, soutiennent-ils. Cependant, les casseurs à proprement parler ne s'inscrivent pas dans cette logique partisane. Ils ne sont menés que par un seul but, infiltrer les groupes de supporters dans et hors du stade, semer le désordre, perpétrer des agressions et s'adonner au racket. Les casseurs sont victimes d'exclusion d'abord. Les jeunes des quartiers populaires et issus de familles défavorisées sont en effet en proie à de vives inquiétudes et aux problèmes sociaux actuels liés au chômage, à la pauvreté, à l'exclusion, au mépris, à l'incompréhension, au manque d'intégration ou au rêve de la fuite vers l'eldorado occidental. Mais au-delà de ça, les violences aux abords des stades mettent à l'épreuve l'homogénéité de la société marocaine, ses insolites formes de cohésion et d'hétérogénéité et leur véritable dynamique, ses figures de socialisation et de sociabilité. Au fond, c'est plutôt le recul des valeurs, le manque terrible d'empathie envers l'autre, vulnérable, qui fait naître la violence et le fait perduré. Sanctions et mesures répressives Concernant les peines privatives de liberté contre les adolescents, je ne suis pas totalement d'accord. Dans ces cas, il est souhaitable de réfléchir à des mesures alternatives. Si l'on parle de sanction, la peine se doit d'être proportionnelle au forfait commis par le jeune auteur. S'il s'agit d'un acte grave, d'une agression physique par exemple, avec de surcroît l'utilisation d'une arme, la sanction s'avère nécessaire, comme pour tout autre délit similaire commis "hors événement sportif". S'il s'agit de dégradation ou de détérioration de bien d'autrui (façade, véhicule, mobilier urbain par exemple), il s'avérerait utile en mon sens de réparer les dommages causés par ce que l'on appelle communément des "travaux d'intérêt général" ou en demandant à l'auteur du délit de rénover lui-même la vitrine brisée ou l'objet dégradé. Ce qui pour moi est plus porteur de sens que la détention. De manière générale, je n'encourage pas la punition, mais pour à minima une sanction morale qui permette de faire comprendre à la personne sa part de responsabilité dans l'acte qu'elle a commis. L'idéal serait d'accompagner ces jeunes dans la prise de conscience de leurs actes (éducateurs, suivi...). Ne prenons pas le risque de les désocialiser encore plus et de les couper de ce qui les cadre encore, à savoir leur famille, le collège, le lycée, leur vie sociale. Autrement, le législateur les condamne à jamais. Sachant, malheureusement, que la prison fabrique elle-même de la délinquance et qu'un jeune qui a été condamné à de la détention n'en ressort que plus faible et plus déstructuré, donc plus dangereux pour lui et pour les autres à sa sortie. En tout cas, un jeune mal influencé qui a commis un délit mineur, au lieu de payer le prix fort, devrait se voir assorti d'un avertissement suffisamment décourageant pour qu'il ne renouvelle pas d'acte de violence.