Cette chronique s'inscrit dans la continuité de la précédente qui a porté sur la Chine suite à une mission effectuée dans ce pays. Il m'a été donné de constater, non sans surprise, au cours d'une conférence animée par un expert de l'Académie des Sciences Sociales, WIng Hongju, portant sur «review of economic reform in China : success and challenge», la référence aux travaux de l'économiste américain, W.W Rostow, auteur de l'ouvrage célèbre «les étapes de la croissance économique» publié en 1960, pour expliquer le démarrage de l'économie chinoise et situer son positionnement par rapport à l'économie américaine. Approche pour le moins surprenante lorsqu'on sait les motivations idéologiques et politiques de l'œuvre de Rostow et le contexte mondial dans lequel cet ouvrage fut rédigé. En effet, Rostow distingue cinq phases successives de la croissance : la société traditionnelle, les conditions préalables au démarrage, le décollage (ou le «take-off»), la marche vers la maturité et l'ère de la consommation de masse. Les différents pays du globe se trouvent, de par leur évolution, à l'une de ces phases sachant que les USA sont rentrés dans la dernière, celle de la consommation de masse, de l'abondance, du «welfare» généralisé ! Cette analyse se prête à discussion et présente plusieurs écueils. D'abord, elle réfute les contradictions du système capitaliste mondial et les phénomènes de domination (impérialisme) qui ont été à la base du décollage d'un certain nombre de pays actuellement développés. Ensuite, elle présente une vision linéaire et répétitive de l'histoire et donne une vision rassurante sur l'avenir des pays du tiers-monde en mal de développement dans la mesure où la question de développement est une question de temps. Enfin, elle se présente comme «alternative» à la théorie marxiste d'évolution des sociétés, elle-même fondée sur des étapes historiques allant du mode de production communautaire au mode production socialiste puis communiste en passant par le mode de production esclavagiste, le mode de production féodal, le mode de production capitaliste, à cette différence de taille que l'étape ultime chez Marx est le communisme et non «la société de consommation de masse». Cet ouvrage de Rostow a fait l'objet de plusieurs critiques. Je tiens à rappeler ce qu'en pensait le Professeur Aziz Belal dans le cours qu'il dispensait de son vivant sur «les problèmes structurels de développement» avec l'humour qui était le sien et le jeu de mots qu'il maitrisait parfaitement : «les pays sous-développés, au lieu de décoller, ils ont déconné» !! En privilégiant l'analyse de Rostow à la démarche de Marx, on court le risque de faire l'apologie du libéralisme et du capitalisme débridé tout en prenant à son compte le mythe d'une société de consommation de masse qui n'a vu le jour nulle part. Le capitalisme, fusse-t-il évolué et démocratique, ne saurait être le but ultime de l'humanité pour rentrer dans «la fin de l'histoire» comme le prédisait Fukuyama qui, soit dit en passant, fut contraint de revoir ses thèses après la crise financière qui a secoué sévèrement le système capitaliste mondial. Par conséquent, la théorie de «rattrapage» qui enseigne, comme son nom l'indique, qu'il est possible de rattraper les autres en suivant leur chemin est une véritable chimère. Elle fait fi de l'intelligence collective des peuples et de leurs capacités à inventer des voies de développement originales. L'histoire ne se reproduit pas à l'identique. Chaque étape historique a ses spécificités. Ce sont les peuples qui façonnent le cours de l'histoire et en déterminent la trajectoire. *Membre du Bureau Politique du PPS et Professeur à la FSJES Rabat Agdal