Guerre, cinéma et censure L'année 2012, c'est l'année du cinquantenaire de l'Indépendance de l'Algérie. Pour les cinéphiles, cela ne peut ne pas évoquer beaucoup de souvenirs avec et autour du cinéma algérien ; c'est d'autant plus juste que tout un pan de l'histoire du cinéma de ce pays a été pendant longtemps entièrement dédié à la guerre de libération nationale. Un cliché circule dans ce sens : le cinéma algérien est né dans le maquis. Le maquis, une figure qui continuera de le marquer, sur un registre symbolique, d'une manière ou d'une autre. Une traversée de maquis qui le fera atteindre les cimes avec la Palme d'or à Cannes en 1975 (Chroniques des années de braise de M.L Hamina) et l'amener pratiquement à toucher le fond, à la sortie des années de la décennie noire (1993-1999) avec ce que les Algériens eux-mêmes ont appelé, « les années zéro » : zéro film, zéro spectateurs... Et pourtant c'est un cinéma qui avait commencé par plein de promesses. Certes, l'histoire mouvementée du pays a surdéterminé l'évolution structurelle et thématique du cinéma algérien. Les années 60 et une bonne partie des années 70 ont été des années fastes. On peut proposer un découpage de cette période avec deux titres fondateurs, Le vent des Aurès de M.L Hamina (1965) et Omar Getlato de Merzak Allouach (1977) ; l'un ouvre une séquence, celle de la période épique dédiée au cinéma de l'histoire ; l'autre clôt cette séquence et en ouvre une autre, celle du cinéma du quotidien. On passe de l'Histoire aux annales, voire à la sociologie en quelque sorte. Fatigué d'héroïsme et de monumentalisme, le cinéma algérien se retourne vers le présent et le quotidien avec l'émergence d'un nouveau modèle narratif (moins spectaculaire) et un système de personnages plus complexe car moins manichéen. Au sein de la filmographie dédiée à la guerre de libération nationale, il y a un film qui occupe une position de choix, c'est La Bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo (1966). C'est un film qui, malgré les controverses et les polémiques qu'il suscite, demeure une véritable œuvre cinématographique sanctionnée à sa sortie par la prestigieuse récompense de la Mostra de Venise, le Lion d'or et par le Prix de la critique internationale. C'est un film atypique d'abord par son mode de production en rupture avec le système étatique en vigueur dans l'Algérie de l'époque. La Bataille d'Alger est le fruit d'une coopérative de production née de la rencontre de Yassef Saadi et de Gillo Pontecorvo. Pontecorvo est une figure de proue de tout un courant du cinéma italien qui marquera la fin des années 60 et une bonne partie des années 70 ; c'est le courant du cinéma politique né suite à l'épuisement de la comédie italienne et à la fin du néoréalisme ; suite aussi à l'hégémonie culturelle (selon la théorie de Gramsci) exercé par le Parti communiste italien, le plus puissant à l'époque de l'Europe occidentale. Pontecorvo va adhérer à ce projet sur la bataille d'Alger et le portera corps et âme. On y trouve les traces de sa double formation de journaliste et de cinéphile : le choix du noir et blanc, la démarche quasi documentaire...par exemple. Le film a choisi de se dérouler sur les lieux mêmes du drame qu'il reconstitue. Il s'agit d'un épisode de la guerre de libération nationale. Le film est concentré en effet sur un lieu (la mythique kasbah d'Alger) et sur un temps, un moment tragique, celui qui opposa pendant quelques années (1954-1957) les paras de l'armée française aux militants clandestins du FLN. Le récit s'appuie en effet sur le témoignage d'un des protagonistes du drame, Yassef Saadi, chef de la zone d'Alger et que l'on voit pratiquement dans son propre rôle (Jaafar dans le film). Cet aspect est fondamental dans la mise en scène du film ; il n'y a pratiquement pas de comédiens professionnels, tous sont des gens de la ville, de la Kasbah même. Une exception majeure cependant, l'acteur qui interprète le colonel Mathieu, patron des paras est un comédien professionnel, choisi pour...son aspect physique. La théorie de Pontecorvo, en effet, c'est la primauté de la ressemblance physique sur la performance technique. Cela a très bien fonctionné car pour beaucoup de figurants, certains réflexes exigés par le jeu réveillent chez eux des souvenirs encore frais dans leur mémoire. Ils ont encore dans la peau le souvenir des rafles et autres contrôles qui se sont déroulés à peine trois ans avant le tournage du film. Cette dimension documentaire est renforcée par le refus de recourir au montage d'images d'archives, tous les mouvements de foule que nous voyons dans le film sont issus d'un travail de mise en scène. La légende raconte à ce propos, qu'en juin 1965, les putchistes de Boumedienne ont fait circuler dans la ville, pour couvrir le déplacement des chars réels de l'armée, l'idée que c'étaient de la figuration dans le cadre du tournage du film La bataille d'Alger dont tout le monde avait entendu parler ! Le film a restitué, en outre, avec grande justesse, les épisodes de torture, la violence aveugle et les attentats terroristes avec notamment une scène emblématique où l'on voit une jeune femme militante du FLN déposer une bombe dans un café et la caméra s'arrête sur un moment où le regard de la jeune femme capte l'image d'un enfant dégustant sa glace. Cette scène avait fait réagir violemment une partie de l'opinion publique algérienne y voyant une forme de dénonciation de l'action des nationalistes. Cependant, une vision plus apaisée du film permet de relever sa structure dialectique qui fait confronter une image et son contrepoint : la cité européenne versus la kasbah ; l'aisance de la vie ici versus la misère là...Seule la musique offre au cinéaste de dire et d'afficher en somme son point de vue puisque c'est la même musique qui accompagne les morts qu'ils soient européens ou algériens. Il faut signaler, en outre, que le film a eu un destin mouvementé puisqu'il a souffert de la censure. Benjamin Stora, historien, spécialiste du Maghreb souligne à juste titre que « l'histoire du film est l'histoire de son invisibilité ». Une censure particulière, puisqu'il lui a fallu attendre 1970 pour bénéficier d'un visa de sortie en France. Sortie empêchée et retardée cette fois par une censure d'en bas, celle émanant de la société française elle-même. Il va falloir attendre l'année 2004 pour que La bataille d'Alger gagne enfin la bataille de Paris. Au Maroc, je l'ai vu la première fois à Rabat en 1973 au théâtre Mohammed V dans le cadre d'une semaine du film algérien. o/o Hors champ L'avance sur recettes : le pari sur les jeunes L'année 2012 a été une année spéciale dans les annales de la commission de l'avance sur recettes : nommée dans le sillage de l'arrivée d'un nouveau gouvernement issu des élections du 25 novembre qui ont amené un parti islamiste à la tête de l'exécutif, avec entre autres la charge du ministère de la communication dont dépend le cinéma, la nouvelle commission (une douzaine de personnes issues de la profession, du monde des arts, de la culture et des médias) a vu ses travaux retardés par les changements intervenus dans le dispositif réglementant l'ensemble des activités inhérentes au cinéma. La commission ayant entamé l'année 2012 avec retard, elle commence la nouvelle année 2013, la dernière de son mandat, par une triste nouvelle, celle du décès de son président, l'économiste Driss Benali. Une nouvelle de situation de blocage car un nouveau président n'a pas encore été nommé. Cette situation mouvementée n'a pas empêché cependant la commission d'accomplir sa mission et de boucler ses trois sessions statutaires pour 2012 avec des surprises à la clé. Sur l'ensemble de l'année, la commission a distribué 56 530 000,00 dhs ; une bonne moyenne par rapport au montant global de l'aide prévue par la loi pour une année, à savoir 60 000 000,00 de dhs. La commission a reçu pour les trois sessions 48 projets de long métrage et 6 projets de court métrage ; un chiffre en deçà de la moyenne des autres années (mais le contexte n'est pas le même). Elle a en outre visionné des films candidats à l'avance sur recettes après production au nombre de 5 pour le long et 5 pour le court. Au terme de ses trois sessions, la commission a délivré son verdict au bénéfice de 14 longs métrages dont un film ayant bénéficié de l'avance sur recettes après production (Road to Kabul de Brahim Chkiri) et deux courts métrages. Une lecture plus détaillée de ses résultats ne manque pas de révéler des tendances qui ont marqué les choix de la première commission de l'ère islamiste. Dès la première session, un signal fort a été envoyé à la profession : les cinq projets retenus sont des premières œuvres appartenant tous à la nouvelle génération de cinéastes comme Yassin Fennane qui a obtenu 5 600 000,OO dhs pour son projet de long métrage, Karyan Bollywood. Un projet très attendu, Fennan ayant une riche et prometteuse carrière à la télévision ; il fait partie de la tendance cinéphile qui met du cinéma dans les produits réalisés pour la télévision. C'est le cas aussi du jeune Younes Reggab, fils du cinéaste marocain décédé au début des années 90, Feu Mohamed Reggab (auteur du célèbre Le coiffeur du quartier des pauvres). Reggab junior a obtenu 3 800 000,00 dhs pour son projet Viol en scène. La deuxième session est allée pratiquement dans le même sens, celui de privilégier des premiers projets ; un choix qui n'a pas manqué de susciter une polémique, prélude certainement à une nouvelle mouture du texte gérant la commission de l'avance sur recettes. Des voix ont appelé, par exemple, à dédier une session exclusivement aux cinéastes qui présentent des projets pour la première fois. Une manière d'éviter de mettre en compétition des vétérans ayant un riche Cv et des jeunes qui tentent de frayer leur chemin. Mais toutes les voix concordent à souligner la pertinence du système et son rôle majeur dans la dynamique que connaît la production cinématographique marocaine.