« L'absent omniprésent ». Telle aurait pu être, jusqu'à ce week-end, la définition de la posture adoptée par Abdelilah Benkirane depuis quelques mois, suite à son départ de la tête du gouvernement et sa tentative avortée de briguer un troisième mandat en tant que secrétaire général du PJD. En effet, si l'ancien chef de gouvernement s'était jusqu'alors astreint à un certain silence médiatique, se contentant de n'adresser que quelques rares cartes postales cryptiques, il a désormais rompu avec cette astreinte pour se livrer à une charge d'une violence extrême à l'encontre de son ancien partenaire au gouvernement et patron du RNI, le milliardaire originaire du Souss, Aziz Akhannouch. Quel est le sens de cette attaque frontale? Pourquoi maintenant? Pour Abdelilah Benkirane -dont on connait le sens du timing et l'extrême soin apporté à la dramaturgie de ses prises de paroles- le congrès de la jeunesse du PJD constituait une opportunité en or de pouvoir se replacer au centre du jeu politique et de faire étalage de sa popularité intacte auprès de la nouvelle génération du PJD. Tous les ingrédients d'une intervention préméditée de longue date était ainsi réunis ce samedi, dans une salle surchauffée où se sont entassés plusieurs milliers de partisans du parti de la lampe. Il y a dix jours, Benkirane refusait de participer à un hommage qui devait lui être rendu par le parti, y voyant sans doute une mauvaise manière de ses adversaires, qui auraient ainsi eu l'occasion de tourner la page définitivement et de le classer parmi les vestiges du passé. Alourdi de quelques kilos, mais le ton toujours aussi haut, Abdelilah Benkirane s'est ainsi lancé dans une des harangues qu'il affectionne tant, jouant de sa proximité avec un public acquis à sa cause, et obligeant les membres du gouvernement PJDistes assis au premier rang, à regarder leurs petits souliers pendant toute l'heure qu'aura duré son discours. L'attitude de Aziz Rebbah, ministre de l'Energie et adversaire déclaré de Benkirane trahissait ainsi sa nervosité ainsi que sa défiance, l'ancien maire de Kénitra n'ayant desserré ni la mâchoire, ni les bras pendant les 56 minutes d'allocution, comme vous pouvez le voir dans la vidéo ci-dessous: Il faut dire que Benkirane, qui livrait là son premier discours politique formel depuis son double échec, a choisi avec soin la construction de son discours, et a concentré ses attaques contre Aziz Akhannouch, patron du RNI. Mais que lui reproche-t-il au juste? Après avoir réitéré son explication de texte relative à l'échec d'une majorité de gouvernement sous son leadership, en pointant du doigt son refus d'intégrer l'USFP, la première pique de Benkirane se veut une réponse à l'activisme partisan dont Akhannouch fait montre depuis qu'il a pris en main les destinées du parti de la Colombe. Pour Benkirane, Akhannouch serait tout simplement en train de se positionner afin de gagner les prochaines élections législatives de 2021 en multipliant les déplacements en région. Conscient que cela ne peut en soi constituer un motif de reproche, Benkirane a ainsi convoqué sa méthode habituelle matinée d'allusions à une « main invisible » qui guiderait Akhannouch. Sans prononcer cette fois le mot de « Tahakkoum », dont il a fait usage ad nauseam lors des dernières élections, le message se voulait clair: Akhannouch serait « poussé » vers le pouvoir et n'accepterait pas la compétition politique classique. Adoptant le sarcasme, Benkirane s'est interrogé sur la « voyante » qui lui aurait promis d'accéder au pouvoir en 2021, et s'est interrogé sur les « garanties » qui lui auraient été supposément données. Il a ensuite affirmé que la montée en puissance du RNI, sous la houlette de Akhanouch, ne serait qu'une répétition de la tentative de faire du Parti Authenticité et Modernité (PAM) la première force politique du pays, qui n'a pas abouti. Mais il faudra attendre encore quelques minutes pour que Benkirane adresse le plat de résistance de son allocution et son attaque la plus véhémente à l'endroit d'Akhannouch, en affirmant que le « mariage de l'argent avec le pouvoir constitue un danger pour l'Etat ». L'allusion à la fortune colossale du leader du RNI est à peine voilée. Content de son effet, Benkirane savoure pendant de longues minutes sa formule. Il ne retient plus ses coups. Objectif 2021 Abondamment relayée par les médias arabophones et les réseaux sociaux durant le week-end, cette sortie politique de Abdelilah Benkirane démontre que le PJD est désormais sur la corde raide. En effet, bien qu'ayant réitéré son soutien et sa loyauté au chef de gouvernement et successeur à la tête du PJD, Benkirane entend bien se replacer au centre du jeu politique et montrer que sa carrière n'est pas terminée, quitte à élargir la ligne de fracture qui divise son parti depuis plusieurs mois. À cet égard, le fait qu'il ait choisi de traiter de l'échéance de 2021 n'est pas anodin. Il n'aurait alors que 67 ans et rien dans les statuts du parti ne l'empêcherait de briguer à nouveau sa tête. De surcroit, en choisissant de cibler Akhannouch –érigé comme principal responsable du « blocage » gouvernemental- comme figure de cristallisation de ses attaques, Benkirane sait qu'il se redonne une stature nationale et que ses partisans feront bloc derrière lui. Reste désormais à observer de près les futures sorties de Benkirane dans les semaines à venir et la réaction de Aziz Akhannouch. Ce dernier, en déplacement à Paris afin de rencontrer les cadres de son parti dans l'hexagone, a pris soin de ne pas répondre jusqu'à présent et s'est contenté de disséminer ses messages dans les médias à travers ses relais proches.