Quelque part, dans un village du Haut-Atlas marocain enneigé, 26 personnes, surtout des bébés, sont mortes mystérieusement, depuis près de deux mois. Plus d'une centaine de personnes sont venues le 22 janvier à Rabat, la capitale marocaine, manifester leur solidarité avec les 26 victimes d'Anfgou et de sa région, en plein centre du pays. "Non à la hogra (mépris)" répétaient-elles en choeur, sous la pluie. Les deux chaînes publiques marocaines de télévision n'ont pas couvert la manifestation, préférant continuer à passer cette affaire sous silence. Anfgou est un douar (village) de montagne aux maisons ocres, à 1600 m d'altitude, au cœur du Haut-Atlas rude et enneigé. En deux mois, au moins 24 enfants de 3 à 14 mois et deux mamans de 16 et 17 ans y sont mortes loin de tout ; d'autres sont malades. Pour les autorités sanitaires, la cause en serait simplement le froid ; elles ont donc, dans un premier temps, envoyé un peu d'aide. Les habitants, eux, parlent d'épidémie, de pauvreté et d'abandon de la part des autorités, alors que la région produit une richesse importante : le bois de cèdre. Ils expriment de plus en plus leur colère, réclamant "plus d'attention de la part des hautes autorités et la cessation du vol qualifié que subit continuellement la seule richesse de la région : la cédraie", selon les termes d'un habitant. Le 29 décembre, après une dizaine de décès successifs et semblables, le ministère de la Santé a délégué sur les lieux un "médecin généraliste" (certains disent que ce n'était qu'un infirmier) venu de Tounfit, un village à 75 km d'Anfgou. Les consultations ont été rapides : ni radio, ni analyse. De simples questions ont suffi au soignant pour qu'il remette aux patients des antibiotiques, des sirops et des comprimés, qui n'ont rien changé à l'état de santé des enfants malades. Là-bas, il n'y a rien À Anfgou, 1500 habitants, il n'y a ni centre de santé, ni médecin, ni infirmier, ni ambulance, ni sapeurs-pompiers. Pas de téléphone fixe ni de réseau pour le téléphone mobile. Le seul représentant de l'autorité dans la localité est le garde forestier. L'eau est rare et l'électricité inexistante parce que trop coûteuse pour une population qui vit, avec dignité, dans l'indigence la plus absolue. Il y a, par contre, des cèdres à perte de vue, des chênes verts par endroits, des mules surexploitées pour transporter le bois et – endroit le plus fréquenté ces dernières semaines - un cimetière "artisanal" qui s'étend de jour en jour à l'orée de masures. "La maladie mystérieuse emporte les nôtres comme le vent fort emporte les brindilles du cèdre", explique, ému, Moujjane Rahou Mimoune, la soixantaine. Les seuls remèdes disponibles sur place sont quelques herbes et beaucoup de vaines prières. "Ces derniers temps, l'hiver est particulièrement froid", confie Rahou Mimoune avec amertume, en désignant la montagne. Comme il y a une vingtaine d'années quand attalja (la neige) avait tué dans notre région femmes, hommes et enfants." En 1980, près de 80 personnes ont trouvé la mort dans un douar voisin, suite à des températures négatives. Sur la base des observations effectuées à la sauvette à Anfgou, le ministre de la Santé a, cette fois, incriminé une pneumopathie causée et aggravée par le froid. Il a formellement rejeté l'existence d'une épidémie. Mais ni lui ni les représentants de son département n'ont convaincu la population. "Il faut une véritable enquête sur cette grippe aiguë et, pourquoi pas, des autopsies pour définir exactement l'origine de ce mal", martèle Aziz Akkaoui, secrétaire local de l'Association marocaine des Droits de l'Homme (Amdh) à Khénifra, chef-lieu de la province du même nom. Par Mohamed Zainabi Le 26-01-2007 Les oubliés du Maroc : Haro sur la « hogra » (mépris) NOMBREUSES sont les régions qui vivent isolées du Maroc officiel. Elles survivent de peu, en silence, jusqu'à ce que mort survienne. Pour ces morts-vivants plus que pour d'autres, la mort de l'un des leurs, voire leur propre mort, fait partie de la vie. Ils n'en parlent pas. Personne alors ne parle d'eux. C'est seulement quand il y a une grande catastrophe ou quand il y a des morts en série que ce Maroc-là occupe le devant de la scène, rugissant, faisant trembler la terre sous ses pieds endurcis. Surtout lorsqu'il se sent abandonné à son pénible sort. Ces contrées muettes ne grondent que quand elles sont profondément blessées, en plus de se sentir oubliées. C'est en ces sinistres moments que le reste du Maroc daigne enfin tourner le regard vers ce Royaume oublié. Le séisme dans les douars inaccessibles d'Al Hoceima, les inondations à Merzouga, les morts d'Anfgou, les cas de méningite à Chefchaouen... Sont autant de calamités qui ont permis de pointer l'index sur un Maroc invisible. Un Maroc que l'on ne voit jamais à la télé et rarement dans les journaux. Même au plus profond de son désespoir, ce Maroc-là attend un geste, une petite attention des gens de Rabat pour reprendre, pour longtemps, espoir. Mais, quand Rabat tarde ou oublie d'agir, chaque catastrophe devient doublement lourde à supporter. C'est cet oubli qui fait dire aujourd'hui à des habitants d'Anfgou : « La « hogra » (le mépris) et la marginalisation nous tuent plus que la maladie ». Avant eux, les habitants d'Al Hoceima ont dit la même chose lors du séisme. La « hogra », c'est également par ce même mot que les 35 jeunes partis demander refuge à l'Algérie ont expliqué leur aventure. Que pourrait répondre le gouvernement ? Qu'il n'y a point de « hogra » ? Si telle était sa réponse, ce serait pire que de ne rien dire. Pendant près d'un demi-siècle, la « hogra » a frappé délibérément bien des régions. C'est pour cela d'ailleurs qu'après les indemnisations individuelles décidées par l'Instance Equité et Réconciliation (IER) pour compenser les victimes des années de plomb, on commence à parler aujourd'hui d'indemnisations collectives. Certes, réparer les torts commis pendant si longtemps, nécessitera du temps. Mais, peut-on minimiser l'ampleur d'une catastrophe quand elle survient ? Peut-on rester les bras croisés quand un, dix ou vingt Marocains décèdent de maladies qui ne doivent plus tuer au 21è siècle. Pareilles réactions ne servent à rien d'autre qu'à assassiner l'espoir que peuvent encore avoir ceux qui croient à un changement vers le mieux pour le Maroc d'aujourd'hui.