Celui qui observe le Maroc de loin, admire inlassablement le charme exotique des paradoxes du système politique marocain. Ces paradoxes sont cependant aujourd'hui particulièrement bien visibles pour de nombreux observateurs. Pour un observateur qui prétend être objectif, ou, mieux dit, qui se croit sincère, il y a lieu de s'inquiéter mais aussi d'espérer. DE nombreux observateurs, surtout ibériques et hexagonaux, estiment que la société marocaine, ou plus exactement la monarchie et son entourage, sont réfractaires au changement et à l'instauration d'une véritable démocratie. Tellement enfermés dans leurs dogmes, coupés du peuple, et sûrs de leurs choix politiques, les principaux acteurs qui détiennent les clés du pouvoir sont opposés à tout changement et à la démocratisation de la société marocaine. Le processus de libéralisation du régime et de démocratisation du pays initié par le défunt Roi Hassan II depuis voilà plus de 20 ans et réaffirmé au début des années 90, au lendemain de l'effondrement du mur de Berlin, a abouti à un système politique verrouillé qui paraît paralysé ou figé et incapable de se réformer ou de s'adapter aux nouvelles donnes de la mondialisation. Pourtant, et de manière paradoxale, le Maroc a connu en ces vingt ans des mutations si significatives et profondes qu'aucun des pays arabes proches et lointains ne peut prétendre rivaliser avec lui. En dépit de dérapages autoritaires dans le traitement de certains dossiers sensibles, le nouveau concept de l'exercice de l'autorité publique engagé par Mohamed VI est jugé crédible et sincère par de nombreux citoyens et observateurs. Plusieurs initiatives politiques impulsées par Mohamed VI ont permis au Maroc de transformer son image traditionnelle. Perçu jadis en Occident comme un Etat autoritaire, il devient un pays libéral et tolérant et apparaît même un modèle pour les pays arabes. En effet, depuis son intronisation en 1999, Mohammed VI a donné un coup d'accélérateur à ce processus de libéralisation et de transparence. L'objectif proclamé est de donner plus de liberté politique et de justice sociale aux citoyens, mais aussi de moraliser la vie publique. Le Souverain a accordé une attention particulière aux dossiers des droits de l'Homme et aux problèmes sociaux et de gouvernance politique et économique. En 2003, il instaure l'égalité entre hommes et femmes avec la réforme du Code de la famille (la Moudawana). En 2004, il charge l'Instance Equité et Réconciliation (IER) de régler les litiges des droits de l'Homme hérités du passé. En 2005, il lance l'Initiative Nationale pour le Développement Humain (INDH) pour accompagner les politiques macroéconomiques et pour combattre la pauvreté et la marginalisation qui minent le pays. Enfin, le Souverain accorde une grande attention aux régions du Maroc dit « inutile » et à la question identitaire... Malgré ces nombreuses initiatives, certains observateurs doutent de la volonté du Roi de démocratiser le pays. Une partie de l'opinion marocaine et des observateurs étrangers qualifient ces initiatives royales de spectaculaires saupoudrages et de tape-à-l'œil, largement médiatisés dans le but de soigner l'image du régime et de peaufiner son lifting médiatique. Plus ça change, plus c'est la même chose, disent les sceptiques, au point que certains Marocains ont le sentiment que c'est pire qu'auparavant. Et curieusement, certains observateurs pensent que la sauvegarde du pouvoir demeure la principale préoccupation du régime. Ainsi donc, le but primordial du Souverain, à chaque fois qu'il procède à ces initiatives, est de mieux sauvegarder ses intérêts pour se pérenniser et assurer sa survie ! Ce qui semble surprendre d'autres observateurs selon lesquels un large consensus entoure la monarchie et le Souverain n'est apparemment pas réticent au changement des institutions politiques. Vu ces constations, il est légitime de s'interroger honnêtement sur le mystère ou les origines de ce blocage dans l'instauration d'une vraie démocratie au Maroc. Est-ce que l'entourage royal est hostile à la démocratisation du pays ou c'est l'ancienne garde qui résiste toujours au changement ou pire encore, est-ce que la société marocaine n'est pas prête pour le jeu démocratique ? Compte tenu des faits historiques et de la nature de colonisation et de décolonisation, le Maroc s'est retrouvé au lendemain de son indépendance face à des choix politiques difficiles issus le plus souvent de la lutte de libération et du contexte de l'époque. L'inadmissible, c'est la prolongation durant plus de cinq décennies jusqu'à nos jours, de ce système de gouvernance étrange où le Roi est l'unique maître du jeu politique avec une poignée d'hommes d'un certain clan qui s'accaparent le pouvoir politique et économique du pays au nom d'une légitimité historique. Le pouvoir reste concentré dans les mains d'un seul homme avec bien sûr un style différent de celui de son prédécesseur mais reprenant les mêmes préceptes de ce dernier en les adaptant minutieusement à son époque. L'embarras dans tout cela, c'est que certains acteurs dominants veulent nous faire avaler l'illusion que le Maroc est un pays démocratique et que l'accès au pouvoir et son exercice sont soumis à la volonté populaire comme si notre pays est à l'avant-garde des pays démocratiques. Hélas, la réalité est toute autre. Une simple comparaison avec les jeunes démocraties voisines, comme l'Espagne ou le Portugal, nous dévoilera qu'on est très loin d'un minima démocratique. Par conséquent, le diagnostic de notre système politique nous conduira à bien comprendre la nature de nos institutions et de notre classe dirigeante. Notre système politique est un système hybride où se combinent dans les textes une monarchie constitutionnelle et une démocratie sociale ; et dans les faits, le Roi dispose des prérogatives qui dépassent de loin celles d'un chef d'Etat dans un système parlementaire ou présidentiel. Bref, tout le système politique repose sur la personne du Roi. Le gouvernement exerce un semblant de pouvoir fait de directives et d'instructions sans prérogatives et sans contrôle du Parlement. Dans d'autres sphères, l'élaboration des politiques publiques consiste à coordonner les actions des différentes institutions plutôt qu'à avaliser les directives et les instructions. Par conséquent, la confusion est totale et le processus de décision politique est brouillé. A titre d'exemple, le Roi peut légiférer par décret, désigner et nommer le gouvernement et son Premier ministre sans consulter, ni respecter la majorité parlementaire. Des actes qui ne peuvent fonctionner dans un pays véritablement démocratique. Ce système a produit des institutions dysfonctionnelles, sans mandats clairs, ni prérogatives bien définies et paraissent le plus souvent comme des clubs d'influence où convergent les intérêts partisans et des clans au service d'une caste. Le Parlement est une simple chambre d'enregistrement sous les ordres, la Chambre des Conseillers est une coquille vide, la Justice est dépendante, le Conseil Constitutionnel est inerte, les organismes publics sont partiaux, l'administration est complaisante, les régions se sentent éloignées du processus de décision politique et les citoyens ont du mal à savoir où se situe la responsabilité politique. La liste est longue si l'on veut s'attarder dans la description de nos institutions. Mais les racines du malaise se trouvent aussi dans l'évolution de la vie politique marocaine et de la qualité de la classe qui nous gouverne depuis l'indépendance. C'est une classe formée dans l'école du clanisme, du tribalisme, du régionalisme et du populisme avec comme unique souci le pouvoir et ses avantages. Sinon, comment expliquer la pratique de politiques économiques similaires depuis l'indépendance avec les échecs et la longévité de ces pseudo-politiciens. Et comment expliquer qu'un pays comme le Maroc, riche avec ses terres, ses mers et ses hommes se trouve dans une situation déplorable avec un peuple appauvri et fatigué. Le bilan de plus de cinq décennies de gouvernance de ces dinosaures est plus qu'un échec, c'est une catastrophe. Ailleurs, dans les démocraties, le débat politique porte sur les grands sujets d'actualité et les problèmes de société (éducation, emploi, santé, environnement...) et non pas seulement sur les manœuvres et les combines politiciennes. Chez nos chers politiciens, c'est une panne d'idées et leurs programmes politiques tiennent du néant. Mais bien sûr, comme le peuple ne peut pas choisir ses représentants librement, ces dinosaures inamovibles vont perdurer collés aux sièges jusqu'à devenir des fossiles. Les partis dits « démocratiques » sont égoïstes, opportunistes, dispersés et sans projet pour le futur du pays. Les leaders de ces partis politiques autoproclamés démocrates, n'apparaissent que pendant les échéances électorales pour s'approprier des positions dans l'Etat, s'emparer des postes de la haute fonction et s'éterniser au pouvoir. Une fois le résultat du scrutin rendu public, ils se retirent dans leur tour d'ivoire pour continuer à verser dans la rhétorique, désertant le terrain social, oubliant que la politique est un travail de proximité à l'écoute des citoyens et de leurs préoccupations, un métier noble de dévouement à l'autre et à ses problèmes. Ne parlons pas du fonctionnement de ces partis soi-disant démocratiques ! La plupart des leaders à la tête de ces partis et les membres des bureaux politiques sont les mêmes depuis toujours, ce qui nous renseigne suffisamment sur la fièvre démocratique qui les anime. L'opposition, indispensable dans les démocraties, est quasi inexistante dans notre pays. Dans ce cas, comment peut-on contrôler sérieusement le gouvernement et sanctionner sa politique ? L'unique rempart démocratique du contre-pouvoir et l'unique instrument dont disposent les citoyens pour contrer les abus de pouvoir et les dépassements autoritaires, c'est la presse écrite. Une presse qui n'est pas tout à fait parfaite, mais qui n'a rien à envier à la presse des pays de même niveau socioculturel. En ce qui concerne la société civile, celle-ci est très active, mais cette dynamique ne peut occulter que certaines associations très médiatisées sont bercées dans et par le clientélisme et ne pensent qu'aux privilèges, oubliant leur vocation naturelle qui est de servir ceux qui sont en marge de la société. Concernant les intellectuels, quelques-uns se sont expatriés, d'autres sont marginalisés ou se taisent et le reste est au service des pseudo-politiciens et des acteurs du pouvoir. Quant au mouvement syndical, il reste dominé par les partis politiques et un groupe d'opportunistes loin des aspirations des employés, excepté quelques syndicats qui se débattent pour porter les revendications de leurs adhérents. Cette déception entraîne la confusion dans les esprits des citoyens. Une confusion qui a contribué à la dépolitisation d'une majorité de Marocains. Ainsi, l'idéal démocratique occidental s'est affaibli au profit du conservatisme oriental. Par conséquent, les concepts idéologiques classiques de nationalisme, de libéralisme, et de socialisme ont perdu beaucoup de leur signification. La majorité des Marocains déclare ne plus penser en politique selon cette terminologie et ne fait pas non plus confiance aux partis politiques traditionnels. La tendance islamiste est considérée, par une large majorité des Marocains, comme la seule alternative politique crédible face à l'impasse du système politique actuel fait d'un cocktail de partis très bureaucratiques qui ne représentent tout au plus que leur état-major. Selon deux sondages réalisés pour le compte de l'International Republican Institut (IRI), un organisme américain qui dépend du parti des Républicains, un tsunami vert pourrait déferler l'an prochain sur le pays si les élections législatives sont organisées dans la transparence. Résultat de ces convulsions idéologiques, la régression flagrante de l'influence des partis traditionnels qui cimentaient la rue, le déferlement de l'islamisme et l'émergence d'une radicalité identitaire très politisée. Certains stratèges du cercle du pouvoir songent déjà à utiliser ce mouvement amazigh (berbère) comme contrepoids aux islamistes. L'islamisation de la société marocaine en général et de la vie politique en particulier parait aussi préoccupante dans les hautes sphères du pouvoir que dans les services occidentaux. La société marocaine acceptera-elle de se faire gouverner par les islamistes et le pouvoir, le vrai, laissera-il faire dans la transparence à l'heure du verdict des urnes ? L'extraordinaire ouverture du Maroc dissimule des vérités autant que des farces. A mon sens, cette transition démocratique que nous avons tant vantée a assez duré et un bon projet doit avoir une fin. Il est temps de donner vie à l'idéal démocratique par l'audace et le courage politique et d'instaurer une citoyenneté complète. Même si le Maroc est en bonne position pour relever les défis de la mondialisation, celle-ci suscite de profondes inquiétudes. Dès lors, quelle direction prendre aujourd'hui dans un monde complexe et de plus en plus globalisé ? Le Maroc peut s'ouvrir davantage et se démocratiser véritablement sans perdre son identité, ni craindre la mondialisation. Pour faire face aux défis du vingt-et-unième siècle, la nation marocaine doit se réveiller et se réinventer elle-même. Le Maroc a aujourd'hui besoin d'hommes politiques et d'intellectuels moins attachés à leurs intérêts personnels qu'à l'avenir de ce pays et qui souscrivent à des visions politiques. Il lui faut pour cela une nouvelle élite politique responsable et compétente et des dirigeants dotés de visions politiques nouvelles et véritablement réalistes, déterminés à achever un programme de réformes politiques et sociales et capables de mener le pays à bon port. Et à quelques mois du scrutin législatif de 2007, il est grand temps de s'occuper véritablement de l'organisation de ces élections. Au préalable, il faut déclencher la réforme constitutionnelle et nommer un gouvernement neutre composé de technocrates pour réussir des élections libres et transparentes.