L'Union européenne a entrepris de résoudre la difficile équation qui consiste à "punir" la Turquie pour ses manquements vis-à-vis de Chypre sans s'aliéner Ankara ni provoquer de crise entre les Vingt-Cinq. Les ministres des Affaires étrangères se sont réunis à Bruxelles pour adopter une réponse au refus de la Turquie d'ouvrir ses ports et aéroports aux navires et aux avions chypriotes, malgré ses engagements du "protocole d'Ankara". Tous sont d'accord pour dire que les négociations d'adhésion de la Turquie ne peuvent se poursuivre comme si de rien n'était, puisque les Vingt-Cinq lui avaient donné jusqu'à fin 2006 pour se mettre en conformité, sous peine de "graves conséquences". Mais l'ampleur de la sanction les divise et ils devraient demander l'arbitrage des dirigeants européens qui se rencontreront au sommet jeudi et vendredi prochain. "Nous allons essayer d'achever les discussions aujourd'hui, mais vous pouvez constater que je suis sceptique", a déclaré à son arrivée le ministre allemand des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier. "Les positions de quelques Etats membres sont toujours très divergentes." La Commission européenne a recommandé de geler les négociations sur les huit chapitres les plus importants, comme l'agriculture, sur un total de 35 dossiers qui devront être clôturés pour permettre à la Turquie d'intégrer l'Union. La plupart des Etats membres suivent l'exécutif européen. L'ALLEMAGNE CONCILIANTE La présidence finlandaise de l'UE a présenté une proposition de compromis qui laisse ouverte la question du nombre de chapitres sur lesquels la négociation sera suspendue. Les pourparlers ne seront pas entamés dans les domaines couvrant les restrictions appliquées par la Turquie vis-à-vis de la république de Chypre "jusqu'à ce que la Commission vérifie que la Turquie a honoré ses engagements", peut-on y lire. Cette position médiane est notamment approuvée par la France et l'Allemagne, qui a exhorté lundi à la prudence. "Nous ne devons pas perdre de vue le fait qu'inclure la Turquie dans les valeurs européennes est un projet d'une importance extraordinaire", a dit Steinmeier. "Ce qui a été fait en autant d'années ne doit pas être détruit en quelques jours." Mais deux camps plus radicaux contestent cette approche. Certains, comme la Grande-Bretagne, la Suède et l'Italie, trouvent la sanction trop dure et sont du côté de la Turquie. Le ministre turc des Affaires étrangères, Abdullah Gul, a d'ailleurs publié lundi dans le quotidien International Herald Tribune un article dans lequel il met l'UE en garde. "Je ne peux m'empêcher de me demander si l'Europe est vraiment consciente des conséquences qu'il y aurait à ne pas soutenir le processus d'adhésion au moment où une Turquie moderne et prospère devient de plus en plus importante pour le bien-être de l'Union européenne et au-delà", a-t-il écrit. "Faire pression sur la Turquie pour qu'elle remplisse unilatéralement des conditions tout en ignorant d'autres obligations comporte le risque de faire dérailler tout le processus", a-t-il ajouté dans ce texte. UN RENDEZ-VOUS? La Turquie continue à lier l'application du protocole d'Ankara à la levée de l'isolement qui frappe la République turque de Chypre, un Etat qui n'est reconnu que par elle, et la conclusion d'un accord sur le réunification de l'île. Les partisans de la Turquie rappellent que ce sont les Chypriotes grecs qui ont rejeté en 2004 le plan de paix de l'Onu alors qu'il avait été approuvé par les Chypriotes turcs "protégés" depuis 1974 par quelque 30.000 soldats turcs. Ils citent pour preuve de la bonne volonté d'Ankara l'offre présentée la semaine dernière d'ouvrir sans condition un grand port turc aux marchandises chypriotes grecques, premier pas dans un engrenage vertueux, afin d'alléger la "punition". Mais un autre groupe de pays composé de Chypre, de la Grèce mais aussi des Pays-Bas et de l'Autriche, se veulent plus durs. Ils militent pour que l'on fixe une échéance pour la mise en oeuvre du protocole d'Ankara par la Turquie en 2008, lorsque les élections législatives turques de 2007 seront passées. "J'attends une clause de rendez-vous", a ainsi expliqué le ministre néerlandais des Affaires étrangères, Bernard Bot, qui veut voir 1O chapitres de la négociation gelés. Mais c'est Chypre qui détient la carte maîtresse dans cette négociation, puisque Nicosie possède un droit de veto sur l'ouverture et la clôture de chacun des chapitres si la solution trouvée ne lui convient pas, une arme très dangereuse.