L'habitat populaire au Maroc s'est d'abord inspiré des logements de la classe ouvrière française, avant de s'orienter vers un «urbanisme fonctionnaliste» soutenu par l'architecte et urbaniste français Michel Ecochard. Ce dernier contribuera largement au volet social de l'urbanisme au Maroc. Casablanca est notoirement connue pour avoir été un laboratoire architectural et urbanistique pendant le protectorat. À plus vaste échelle, au niveau national, le Maroc fut pionnier sur un autre front urbanistique : l'habitat social. À la fin du XIXe siècle, début XXe, la question du logement populaire est de plus en plus soulevée, devenant même un élément central des politiques d'habitat et des rapports entre classes dirigeantes et ouvriers, mais ne dépasse pas le cadre européen, français compris. Dans les pays qui viennent d'être colonisés, la question de l'habitat social n'est donc pas à l'ordre du jour, exception faite au Maroc où, dès les premières années du protectorat, «les réflexions, parfois quasi-conceptualisées, sur l'habitat populaire et leur traduction architecturale en font une terre d'expérience qui, par ricochet, est souvent désignée comme étant exemplaire dans le pays colonisateur». C'est ce qu'explique Bénédicte Florin, maître de conférences en géographie à l'université de Tours et chercheuse à EMAM (Equipe Monde arabe et Méditerranée), dans une étude intitulée «Expériences urbaines et architecturales et discours afférents dans le domaine de l'habitat social au Maroc sous le Protectorat (1912-1956)» (2010). La ville marocaine, théâtre de toutes les expérimentations L'habitat populaire va évoluer au fil des années de la colonisation. Ce système s'inspire d'abord des conditions de logement de l'ouvrier français, qui sont elles-mêmes le fruit de réflexions menées à la fin du XIXe siècle par le Musée social, les sociétés philanthropiques et le patronat. À partir des années 1940, puis principalement 1950, l'habitat social procède de l'urbanisme fonctionnaliste, en faveur duquel plaide l'architecte et urbaniste français Michel Ecochard dans son ouvrage «Casablanca, le roman d'une ville» (Editions de Paris, 1955). Les politiques d'habitat populaire, élaborées par Michel Ecochard et son confrère Henri Prost, sont présentées comme des expériences pionnières «tant au niveau urbanistique et architectural que législatif» car elles prennent en compte, sur la base «d'observations très précises de l'habitat marocain», les caractéristiques de ce dernier et son aspect traditionnel. «La ville marocaine peut alors être exhibée comme un terrain d'expérimentation, vierge lorsqu'il s'agit des nouveaux quartiers européens juxtaposés aux médinas, ou bien inventant et revendiquant un mélange savant, au sens propre du terme, de tradition et de modernité lorsqu'il s'agit de l'édification de quartiers populaires indigènes», explique Bénédicte Florin. Une mixité dans la conception de l'habitat social qui, à coups «de discours publics, de visites sur place, de revues spécialisées, de romans», dénote de par son «caractère innovateur et exemplaire». Cette conception de l'habitat populaire sert alors de vitrine à la France coloniale d'alors ; il peut être «renvoyé, par une sorte de processus réflexif apparemment paradoxal, au pays colonisateur», écrit la chercheuse dans son étude. Elle en veut pour preuve les commentaires particulièrement élogieux qui sont formulés à propos des expériences marocaines lors du Premier Congrès International d'Urbanisme aux Colonies, qui a lieu à Paris en 1930 à l'occasion de l'Exposition Coloniale. «Le Maroc est aujourd'hui considéré, grâce à l'efficace collaboration du Maréchal Lyautey et de M. Prost, comme une leçon magistrale, écoutée et respectée de toutes les grandes nations colonisatrices (…). Dans l'ensemble de l'Afrique du Nord et peut-être des colonies, c'est le Maroc qui a pris la tête du mouvement d'urbanisme.» Michel Ecochard, chantre de l'habitat social Lorsqu'il arrive au Maroc, Michel Ecochard ne cache pourtant pas sa déception, lui qui se heurte à une réalité diamétralement opposée à celle alimentée par la propagande coloniale. Il ne s'en cachera pas, ainsi qu'il l'écrira : «La propagande est une belle chose... Elle m'avait fait croire, comme à tant d'autres, que le Maroc était la patrie de l'urbanisme, que tout était réglé, organisé, et que les villes et les campagnes se développaient dans l'harmonie la plus parfaite.» Il veut ainsi mettre en place l'habitat populaire, qu'il veut accessible au plus grand nombre. «Ecochard se fait le héraut d'une approche volontariste et fonctionnaliste de maîtrise de la croissance urbaine, tout en prônant de nouvelles approches en matière d'habitat adapté pour les pauvres, qu'il popularisera dans diverses publications sous le nom d'habitat pour le plus grand nombre», indique Eric Verdeil, spécialiste de géographie urbaine et chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), dans des travaux intitulés «Michel Ecochard sur l'autre rive de la Méditerranée : Martigues au miroir de Beyrouth et Damas». L'architecte urbaniste français Michel Ecochard, auteur notamment de «Casablanca, le roman d'une ville». | DR Alors que les réalisations urbanistiques de l'époque, notamment celles des architectes et urbanistes Henri Prost et Ernest Hébrard, entre autres, qui font partie de la première génération d'urbanistes issus de la Société française d'urbanisme (SFU), serviront les intérêts du pouvoir colonial, dont elles seront la vitrine, Michel Ecochard marque une rupture. C'est l'analyse que propose de son côté Marlène Ghorayeb, architecte urbaniste, dans une thèse sur le parcours urbanistique et architectural de Michel Ecochard de 1932 à 1974 : «Michel Ecochard participe à un changement de perspective qui permet à l'architecture et à l'urbanisme de s'adresser à grande échelle à des catégories populaires. La revendication qu'il exprime avec véhémence pour promouvoir un habitat pour le plus grand nombre au Maroc relève de ce tournant.» De nos jours, l'habitat social est source de nombreux dysfonctionnements, notamment les habitations mal adaptées, le manque de respect des normes et les malfaçons dans les bâtiments. Ce marché est en effet «de bas de gamme» et souvent dépourvu des exigences qualitatives minimales et surévalué au niveau des prix, déplorait auprès de notre rédaction l'architecte Karim Rouissi. Bien loin, donc, de leur vocation sociale.