Non, pas de problème avec votre navigateur ! En fait, vous venez de lire de l'arabe dans le texte, mais écrit en arabizi, l'interface «inventée» par l'internationale populaire de la jeunesse arabe numérisée (IPJAN). 3ash il sha3b al 7a9ed 7urr! , qui s'écrit en lettres arabes ainsi عاش الشعب الحاقد حر , signifie : Vive le peuple, El Haqed est libre ! Ce slogan, quelques centaines de manifestants l'ont repris à Casablanca il y a quelques jours à l'occasion de la sortie de prison de Moad Belghouat (معاذ بلغوات ), alias El Haqed (الحاقد), aka (also known as) L7AQD ("le rancunier", disent les dépêches d'agence, qui ne fréquentent pas assez «les quartiers», sinon elles traduiraient, bien plus fidèlement, «celui qu'à la haine»). Après une longue nuit d'audience – l'affaire était d'importance, visiblement –, le jeune rappeur marocain a donc été libéré après quatre mois de prison. Il y était entré, le 9 septembre dernier, à la suite d'une distribution de tracts qui aurait tourné à la bagarre avec un certain Mohamed Dali, membre des «Jeunesses royalistes» (حركة الشباب الملكي, une organisation toute récente, soupçonnée de réunir des gros bras au service du régime, à l'image des trop célèbres baltagiyyaségyptiens). Jour de victoire pour la jeunesse marocaine pas totalement convaincue par les ouvertures démocratiques de la monarchie. Auteur de textes particulièrement mordants, El-Haqed est en effet devenu en quelque sorte la voix du mouvement du 20 février, un groupement de jeunes qui ne se reconnaissent guère dans ce qu'ils appellent les «partis administratifs» (voir cet article sur le très intéressantMamfakinch), lesquels ont, eux, accepté de participer, en novembre dernier, aux législatives remportées par les «islamistes» du parti Justice et développement (PJD). Originaire d'un quartier populaire de Casablanca, ancien magasinier, El-Haqed s'inscrit dans une longue tradition locale du protest song dont la saga remonte au moins jusqu'aux Nass El Ghiwane des années 1960. Musicalement, il est bien entendu davantage l'héritier du L'Boulevard, à la fin des années 1980. «Vive le peuple. Grâce au rap, je suis engagé pour le peuple et pour ses problèmes», s'est écrié El Haqed devant la foule venue célébrer sa sortie de prison. Pour lui, la question ne se pose pas : le rap, par définition ou presque, est du côté de ceux qui combattent pour la justice. D'ailleurs, nombreux sont ceux qui pensent comme lui ! Pourtant, les choses ne sont pas aussi simples car on trouve aussi au Maroc des rappeurs qui ne sont pas loin de chanter les mérites du régime. D'après «Momo» (Mohamed Mghari حمد المغاري ), le fondateur du L'Boulevard (voir cet article en arabe), les choses ont commencé il y a une bonne dizaine d'années quand de jeunes rappeurs ont voulu prouver à leurs détracteurs que leur musique était bien «nationale», et pas seulement une importation US. Mais de fil en aiguille, la fibre nationale s'est faite chauvinisme et même, dans certains cas, «rap de palais» (par allusion à M6, la «maison royale»), un genre qui, naturellement, reçoit tout le soutien nécessaire de la part des appareils du régime. Fort bien, mais les vrais connaisseurs ne s'y trompent pas, pourrait-on espérer, et cela ne concerne que de «petites pointures» du rap marocain. Hélas non ! Toufik Hazeb (توفيق حازب ), alias El-Khaser (en marocain, celui qui parle la langue de la rue) aka Don Bigg est sans conteste une des grandes vedettes de la scène rap locale (par ailleurs, une des plus vivantes du monde arabe). Apparu sur le devant de la scène au début des années 2000 avec la mouvance Nayla, il a dû malgré tout attendre 2006 pour sortir son premier disque, «Marocain à en mourir»(مغاربة تالموت ). Un énorme succès, qui lui est peut-être monté à la tête au point de lui faire oublier qui il était, d'où il venait (un quartier déshérité de Casablanca, celui des Nas El-Ghiwane, d'ailleurs) et qui était son vrai public. Alors qu'une bonne partie de la jeunesse se mobilisait autour du mouvement du 20 février, Don Bigg a sorti une nouvelle chanson, «Je ne veux pas» (ما بغيتش ). Avec deux phrases assassines sur «les gamins qui jouent avec la bouffe de ramadan et les barbus qui jettent en enfer le peuple» (لبراهش وكالة رمضان لعب، والّلحايا اللي بغاو يكفرو الشعب ). Passe encore l'allusion aux barbus islamistes du PJD, dont le public n'est pas forcément le sien – encore que, on verra cela dans les prochains billets… Mais la critique implicite des «dé-jeûneurs» du Ramadan (un mouvement qui prône le droit des citoyens à ne pas se conformer, y compris en public, au jeûne de ramadan) n'est pas passée du tout. Don Bigg a eu beau publier sur Youtube une vidéo «explicative», la rupture est consommée entre la jeunesse en révolte, et le révolté qui n'est plus si jeune ! Pas loin de 700 000 visionnages pour cette vidéo d'El 7a9ed ! Visiter le site de l'auteur: http://cpa.hypotheses.org/