La multiplication des intermédiaires n'a jamais été si dénoncée. Là où un produit devrait passer directement du producteur au consommateur, il transite par plusieurs niveaux d'acteurs, chacun prélevant sa part. Ce phénomène, largement documenté dans le secteur agricole, explique comment une denrée vendue à bas prix par le producteur finit par atteindre les étals à un tarif trois ou quatre fois supérieur. Face à ces dérives, les mécanismes de régulation paraissent bien dérisoires. Si des institutions existent pour garantir un fonctionnement sain du marché, elles se heurtent à des stratégies élaborées qui rendent toute intervention (lorsqu'elle existe) complexe. La Conseil de la concurrence, bien qu'actif, peine à démanteler des ententes discrètes qui, faute de preuves tangibles, restent hors d'atteinte des sanctions. Mustapha Baitas n'a pas de réponse, Aziz Akhannouch est silencieux et Ryad Mezzour reconnaît que le secteur de la viande est capté par dix-huit acteurs seulement : ce n'est pas la simple logique de l'offre et de la demande qui structure les prix des biens essentiels au Maroc mais bien une série de mécanismes obscurs, portés par des intérêts privés d'une redoutable efficacité qui, à travers des pratiques pour le moins discutables, structurent la hausse incessante des prix, plongeant une grande partie de la population dans une précarité imposée. Une dizaine d'acteurs privés, dissimulés dans les méandres du marché, manipulent la marche de l'économie nationale, distillant une crise lente mais inexorable dans le quotidien des citoyens. Spéculation, infiltration et chaos commercial : Une économie sous tension L'économie marocaine est secouée par deux crises entremêlées qui mettent à l'épreuve les mécanismes de régulation de l'Etat, surtout depuis janvier. D'un côté, des individus sans existence légale ont infiltré les institutions et monopolisé des marchés stratégiques, contribuant à une flambée des prix. De l'autre, une exportation anarchique des denrées alimentaires assèche le marché intérieur et renchérit le coût de la vie pour les ménages marocains. Les chiffres, accablants, témoignent d'une situation qui échappe de plus en plus au contrôle des autorités. Des individus fantômes à la manœuvre Des acteurs officieux détournent les circuits administratifs et raflent des contrats publics en usant de complicités internes. Selon des sources concordantes, plusieurs dizaines d'individus ont ainsi réussi à pénétrer des organismes publics et privés, s'appropriant des marchés sans jamais être inquiétés. Les conséquences de ces pratiques sont lourdes. Dans le secteur agroalimentaire, les distorsions provoquées par cette mainmise occulte ont entraîné une hausse vertigineuse des prix, atteignant jusqu'à 50 % dans certaines denrées de base. Cette inflation artificielle, nourrie par des manœuvres spéculatives, asphyxie les consommateurs et leur pouvoir d'achat. Face à cette situation, le gouvernement d'Aziz Akhannouch peine à imposer une riposte efficace. Si des promesses de contrôle accru et de sanctions ont été formulées, la complexité du réseau et l'incurie officielle laissent peu d'espoir quant à une régulation rapide. À cette infiltration administrative s'ajoute une autre menace économique : l'exportation désordonnée des fruits et légumes, qui déséquilibre le marché intérieur et alimente la crise du pouvoir d'achat. Certains exportateurs, désignés sous le terme de maline chkara, ont transformé le commerce agricole en une activité spéculative lucrative, échappant à tout cadre réglementaire. Ces acteurs, dépourvus de véritable statut commercial, achètent massivement des denrées alimentaires pour les expédier à l'étranger sans que les autorités n'interviennent pour en limiter l'incidence sur l'offre locale. Les chiffres témoignent d'une envolée des exportations. En 2023, la valeur des fruits et des légumes exportés a atteint 49 milliards de dirhams, soit une progression fulgurante qui ne profite pas aux consommateurs marocains. En termes de volume, ce sont 490 millions de tonnes de produits agricoles qui ont quitté le pays, contribuant à une tension accrue sur le marché intérieur. Les revenus générés par ces exportations sont considérables. Certains exportateurs ont réalisé des profits dépassant 92 millions de dirhams tandis que les taxes collectées sur ces transactions s'élèvent à 3,4 milliards de dirhams. Pourtant, ces chiffres impressionnants se réalisent alors que la raréfaction des produits alimentaires sur le marché local et l'explosion des prix pour les ménages s'étendent. Un marché sous la coupe des intermédiaires Le problème ne se limite pas à l'exportation anarchique. À l'intérieur du pays, la chaîne de distribution est parasitée par une myriade d'intermédiaires qui spéculent sur les prix. Ce système alourdit considérablement la facture des consommateurs. Le marché de gros est au cœur de cette dérive. Plutôt que de garantir un approvisionnement fluide et stable, il est devenu le terrain de manœuvre de groupes informels qui contrôlent l'acheminement des produits et imposent des marges excessives à chaque étape. En conséquence, les prix des fruits et légumes augmentent de manière disproportionnée, affectant durement le pouvoir d'achat des citoyens. Un Etat économique en quête d'autorité Face à ces dérèglements, l'Etat semble désarmé. Les dispositifs de contrôle existants sont largement insuffisants pour endiguer la spéculation et le détournement des ressources économiques. Si des mesures ont été annoncées pour renforcer la traçabilité des transactions et limiter les pratiques frauduleuses, leur mise en œuvre reste timide. L'absence de sanctions exemplaires contre les fraudeurs alimente un sentiment d'impunité et encourage la perpétuation de ce système opaque. Dans ce contexte, le consommateur marocain se retrouve piégé entre la spéculation et la pénurie. Tant que les autorités économiques ne prendront pas des décisions fermes pour assainir les circuits économiques, ces dérives continueront à fragiliser le marché intérieur et à creuser les inégalités.