Pour Abderrahim Bourkia, journaliste, sociologue et responsable de la filière sciences politiques et gouvernance à l'université Mundiapolis, les stades de foot sont devenus des lieux où s'extériorisent de fortes revendications sociales, les supporters ayant le sentiment de n'être entendus nulle part ailleurs. Dans leur chanson «9alb 7azin» («cœur triste»), les ultras du Wydad évoquent plusieurs thèmes de société comme la pauvreté, le chômage, l'immigration… «Fi blady dalmouny» évoque quant à lui la problématique des drogues. Que nous disent ces chants de la jeunesse marocaine ? Tout d'abord, je pense que le chant «fi blady dalmouny» parle davantage de la pauvreté, de l'exclusion, du manque de visibilité et de créativité chez les responsables et les élites incapables de produire des alternatives pour intégrer une jeunesse qui déborde d'énergie, d'ambition et de potentiel que l'on gâche hâtivement. D'où les ultras qui évoquent la drogue comme moyen d'anesthésier la jeunesse, estimant cela est prémédité par ceux qui veulent du mal au pays et qui ne cherchent que leurs intérêts. Ces chants en disent long sur la société et le point de vue des jeunes sur leur vie au Maroc. Nous avons eu des chants et slogans de la ville de Tanger, Agadir, Fès, Kénitra, pour ne citer que ces villes. C'est un positionnement sur la vie sociale au Maroc et à l'égard du contexte politique et socio-économique. Le chant «fi blady dalmouny» a d'ailleurs eu un écho à l'international. Comment l'expliquez-vous ? Ce chant fédère tous les supporters autour de la Méditerranée, et nombreux sont celles et ceux qui se reconnaissent dans chaque couplet, que ce soit en Tunisie, en Algérie, en Libye, au Soudan, en Palestine ou en Egypte. Autrefois impensables, des actions concertées entre supporters ultras de différentes équipes sont aujourd'hui possibles au Maroc, ou ailleurs. Ces groupes ultras se disent porteurs d'une même cause contre l'injustice, la «hogra», et la domination exercée sur la collectivité par l'élite politique et économique. Ces chants emboîtent les pas des soulèvements des «printemps arabes» qui recherchent une vie digne, une éducation, un accès aux soins, au sport et à la culture. Pourquoi insérer des thématiques sociales dans des chants de supporters à l'occasion d'un évènement sportif ? Le football est-il un terrain de luttes sociales ? Ultras et groupes de supporters saisissent l'opportunité qui se présente pour s'exprimer, et le stade semble être le meilleur endroit pour pouvoir exprimer son avis sur des questions socio-économiques, culturelles... Même s'ils se disent apolitiques, ces chants parlent très souvent politique. Bien avant ces chants qui sont devenus viraux et ont bien circulé, quelques étudiants de l'Office de la formation professionnelle et de la promotion du travail (OFPPT) vêtus de leurs blouses blanches qui se rendaient à Rabat pour un match opposant le Raja de Casablanca au Difaa d'El Jadida, ont scandé : «Vous ne voulez pas qu'on fasse des études, vous ne voulez pas qu'on travaille et vous ne voulez pas qu'on soit conscients. Vous voulez qu'on soit dociles et résignés, comme ça la tâche serait facile pour nous dominer et nous gouverner.» A cause du manque d'espaces d'expression et d'encadrement, les membres des groupes se définissant comme supporters saisissent les rares occasions qui s'offrent à eux pour se faire entendre, et le stade se présente ainsi comme un lieu où tous les membres se rencontrent pour s'exprimer, se donner en spectacle, chercher à être identifiés et à être reconnus, et parfois même à s'indigner et contester les réalités sociales, contestables selon eux. Le football n'est donc pas seulement un sport populaire, c'est aussi et surtout un point de vue sur la vie. Et l'importance de ce mouvement des ultras, qui possède tous les ingrédients d'un mouvement social, réside dans le processus identitaire chez les jeunes qui se définissent en tant que supporters et qui ne trouvent pas leur place au sein d'une société qui ne les reconnaît même pas, et dont ils se sentent exclus. Les chants des supporters ont-ils toujours eu des revendications sociales ? Ce n'est pas nouveau. Les chants des supporters et des ultras, les banderoles et les «tifos» affichent des messages sociaux clairs liés au chômage, à la pauvreté, à l'exclusion, au mépris, à l'incompréhension... C'est vrai que ce genre de doléances a atteint son paroxysme avec les soulèvements qui ont secoué le monde arabe. Il y avait des chants, notamment ceux du Raja Casablanca, qui pointaient déjà du doigt le gouvernement et les ministres : «Le virage du sud magana a le verbe tranchant et venimeux, déteste le gouvernement. On a un seul roi, Mohammed VI ; les autres sont des voleurs qui nous méprisent. Ils remplissent leur porte-monnaie avec l'argent des pauvres.» C'était en 2011, lors du mouvement du 20-Février, où tout le monde était mobilisé dans les rues. Cela marque un tournant et un changement dans l'action collective des supporters, car au départ les cris s'adressaient davantage aux responsables des clubs. Il semble pertinent de parler d'un mouvement social car le supporterisme «ultras» est devenu un lieu d'expression d'une certaine errance socioéconomique des jeunes exclus et marginalisés, un moyen d'expression, de protestation, et un cadre de construction d'identité chez les jeunes. Surtout, il y a une envie de paraître, une rage de paraître, d'exister et d'être reconnu en tant que supporter qui ne trouve pas sa place au sein de la société et ne donne pas de crédit aux partis politiques et aux associations. Il y a une profondeur dans la cause derrière l'engouement des milliers de jeunes pour ce mouvement et ses chants et slogans qui reflètent un malaise social qui s'extériorise soit par des revendications pacifiques (chants et slogans), soit par des affrontements et actes de violences d'une composante de la société qui n'est pas socialisée à des outils de communications pacifique.