Telle une tragédie grecque, l'épée de Damoclès s'est abattue sur Hajar et son fiancé écopant d'un an de prison ferme, deux ans pour le médecin et du sursis pour l'anesthésiste et l'assistante. Autant de vies sous l'emprise des machoires d'un titan. «L'appétit vient en mangeant», écrivait Rabelais dans Gargantua. Il s'avère que notre justice, après avoir dévoré de précieuses années de la vie de manifestants des Hirak du Rif, de Jerada et d'autres contrées du royaume enchanté, continue de plus belle, telle une ogresse insatiable. Depuis 2017, plusieurs centaines de nos concitoyens ont été jetés en prison pour avoir parlé trop fort, écrit sans gomme, ou tout simplement fait leur métier au mauvais moment, au mauvais endroit. Que vous soyez artiste censuré, journaliste surveillé, médecin wissamisé, ou simple citoyen à la vie cabossée, l'estomac de l'ogresse sera votre prison, si par malheur vous croisez son chemin. Comment vivre une citoyenneté apaisée quand la justice distribue les années de prison comme des paniers alimentaires durant Ramadan ? Ni liberté, ni sécurité dans un système où l'arbitraire s'abat sur vous telle l'épée de Damoclès. En vérité, nous sommes tous en sursis, même vous, honnêtes citoyens qui payez vos impôts, votez comme il faut, et jamais ne prononcez un mot plus haut que l'autre. Au Maroc, les journalistes sous surveillance ? [Edito] L'allégorie de Cronos Comment l'Etat, symbolisé par le Leviathan, qui, selon Thomas Hobbes, est censé garantir la paix publique pour les citoyens qui le composent, peut-il se transformer en dévoreur d'enfants ? Peut-être vivons nous le remake marocain de l'histoire de Cronos. Ce titan de la mythologie grecque, fils d'Ouranos (le Ciel) et de Gaïa (la Terre), est connu pour avoir dévoré ses enfants, l'un après l'autre, à l'exception du sixième baptisé Zeus. Ce dernier ayant grandi dans une grotte, loin de l'appétit vorace et infanticide de Cronos. Une allégorie qui convient d'autant mieux à la situation du Maroc où les fils et filles de l'Atlas ont le choix entre Cronos ou Poséïdon, se faire dévorer ou se noyer dans les eaux séparant les Colonnes d'Hercule. A croire que pour certains, la vie n'offre que deux issues, quatre murs ou quatre planches, pour reprendre la chanson de rap de Kerry James. Pour les plus chanceux ayant échappé à ce destin tragique, ils pourront toujours fredonner une chanson douce, jusqu'à devenir nostalgiques du Maroc de leur enfance. Mais que vous soyez ici ou là-bas, il ne suffit pas de changer un article du Code pénal pour ne plus voir la justice instrumentalisée et éspérer ne pas se faire dévorer. Car pour Cronos, peu importe l'article de loi qui fera office d'épice, l'essentiel est d'assouvir sa faim avec nos vies comme plat de résistance.