Alors que l'islam de France s'organise peu à peu, le prêtre lyonnais Christian Delorme, figure de proue du dialogue entre musulmans et chrétiens, plaide pour des échanges avant tout basés sur les valeurs citoyennes et républicaines, bien plus que religieuses et spirituelles. Avec l'islamologue Rachid Benzine, vous êtes un pionnier du dialogue interreligieux en France. Autour de quelles thématiques s'articule le dialogue entre musulmans et chrétiens ? Le dialogue islamo-chrétien contemporain – sans remonter jusqu'aux débuts de l'islam ou au moment des croisades, où les deux religions ont également dialogué – a d'abord comme fondations, surtout en France, les solidarités qui sont nées au moment des luttes pour l'indépendance, notamment le Maroc et l'Algérie. Il y a eu des chrétiens et des musulmans qui se sont retrouvés ensemble et ont soutenu les indépendantistes, ceux qui étaient en prison, et dénoncé les tortures. C'est un socle très important, qui s'est poursuivi avec le phénomène migratoire, avec tous les Marocains, Algériens et Tunisiens qui sont venus en France à partir des années 1940, mais surtout dans les années 1960-1970. Les Eglises catholiques et protestantes de France ont été pionnières en matière de solidarité pour les accueillir, les aider à s'insérer, les accompagner dans la recherche de logements, l'éducation des enfants, etc. C'est ce qui fait que nous avons bénéficié en France, plus que dans d'autres pays européens où il y avait aussi des phénomènes migratoires, d'une espèce de solidarité, d'amitié. On ne parlait pas beaucoup de religion à cette époque-là ; on se rencontrait d'abord sur le plan humain. Dans le cadre de cette humanité partagée, on était parfois amenés à échanger un peu sur notre foi. C'est ce qui fait que la France a réellement connu une période, des années 1960 jusqu'à la fin des années 1980, début 1990, beaucoup de relations d'amitié entre chrétiens et musulmans. C'est ça pour moi le vrai dialogue. Le dialogue théologique, lui, aboutit toujours à des impasses. On ne va pas changer la foi chrétienne, ni la foi musulmane. Les chrétiens ne vont pas négocier leur foi en un dieu trinitaire à condition que les musulmans négocient leur Coran ; ce n'est pas possible. Sur le plan théologique, on reste donc limités par nos doctrines respectives, mais on peut apprendre à se découvrir avec respect, être solidaires dans des situations difficiles et construire ensemble une société pacifique. En quoi le dialogue interreligieux, pas seulement entre chrétiens et musulmans, mais aussi avec les juifs, est-il important dans un paysage social et religieux français fortement marqué par la laïcité ? La laïcité française, qui est quand même assez unique dans le monde, est le résultat d'un compromis entre les Eglises et la République. On a connu toute une période de conflits importants, surtout entre l'Eglise catholique et la République à partir de la Révolution française. Progressivement, l'Eglise accepte de respecter la République, et inversement. La fameuse loi de 1905, qui d'ailleurs n'évoque pas la laïcité mais la séparation de l'Etat et des Eglises, est une loi de paix, de compromis. Depuis plus d'un siècle maintenant, on peut dire que chacun a trouvé sa place. Or, l'islam n'était pas là au moment de ce compromis. Pour les musulmans, la question est donc de savoir comment trouver ce compromis dans la République, dans ce système un peu unique qu'est la laïcité à la française, où la religion doit se réserver l'espace privé plus que l'espace public. Quant au dialogue interreligieux aujourd'hui, il peut avoir plusieurs dimensions : il y a un aspect qui est d'abord d'ordre républicain, qui s'articule autour de la manière dont on construit une France plurielle dans le respect des convictions – religieuses, mais aussi non religieuses – des uns et des autres. Pour se respecter, il faut se parler, se rencontrer, se découvrir. C'est pour cela que depuis les années 1990 et la première guerre du Golfe, il y a beaucoup d'initiatives qui sont lancées non pas par des responsables religieux, mais par des municipalités, voire des préfets, car il faut que les gens se parlent et se découvrent. C'est important pour la paix sociale dans notre pays. Il y a également un autre dialogue interreligieux qui est celui que peuvent initier des croyants, des responsables religieux. On va bientôt entamer le mois de Ramadan, les chrétiens sont invités, comme les juifs dans les synagogues, à être attentifs à ce que vivent les musulmans, et à les féliciter dans leur effort. Ces deux dimensions sont importantes ; même si l'Etat français est neutre religieusement et qu'il ne doit favoriser aucun culte, il est responsable de la liberté de culte – c'est le rôle du ministère de l'Intérieur – et de la paix sociale. Ce dialogue doit-il s'en tenir strictement à un cadre religieux et social ? Peut-il inclure les responsables politiques au regard de la laïcité, si précieuse en France ? L'expression «dialogue interreligieux» est un peu biaisée car on pense tout de suite à un dialogue théologique et spirituel. Je préfère le terme d'amitié ou d'échange interreligieux où la paix publique, qui relève des responsables politiques, nécessite la paix des religions. Les pouvoirs publics n'ont pas pour autant à se mêler du contenu religieux ; ils n'ont pas à se réunir autour d'une table pour parler de la question du Coran parole de Dieu ou d'un dieu trinitaire. En revanche, ils peuvent se rencontrer de temps en temps pour réfléchir à leur apport à la paix sociale. C'est ce que font depuis trente ans maintenant beaucoup de maires, qui rassemblent régulièrement les responsables religieux entre eux. C'est extrêmement positif. C'est finalement un dialogue interreligieux citoyen, et non pas théologique et spirituel. Vous dites que l'islamophobie touche aussi les milieux catholiques. Comment ces idées s'y sont-elles répandues ? Malheureusement, les catholiques ne sont pas différents des autres Français. Dans une société où, depuis maintenant quarante ans, se propagent des idées d'exclusion, de rejet des immigrés et de l'islam, lors d'une période de tensions internationales importantes marquée par le terrorisme, les peurs sont devenues de plus en plus importantes à l'égard de l'islam chez de nombreux catholiques, comme chez les autres Français. On a aujourd'hui des catholiques qui votent pour des partis extrémistes, islamophobes, ce qui n'était pas le cas avant. Les études montrent qu'il y a vingt ans, l'immense majorité des catholiques pratiquants rejetaient le vote Front national. En revanche, les dernières élections présidentielles et législatives ont montré que 20 à 25% d'entre eux sont désormais sensibles aux idées des formations d'extrême droite. C'est un phénomène nouveau, inquiétant, et qui montre encore une fois que les catholiques ne sont pas différents du reste de la société.