A travers les écrits ou sur le terrain, l'histoire des civilisations ayant régné au Maghreb reste traçable, à l'exception d'un Etat qui a gouverné une grande partie du Maroc, pendant quatre siècles. C'est le Royaume des Berghouatas, né sous les Omeyyades et ayant cohabité avec les Idrissides. Histoire d'une dynastie qui a eu son propre prophète et son propre coran. Bien que l'histoire officielle retienne qu'une grande partie des Amazighs se seraient convertis à l'islam, en abandonnant leurs religions, certaines versions rapportent qu'ils souffraient souvent de mauvais traitements de la part des dirigeants omeyyades. Des dirigeants qui captivaient femmes comme enfants et qui pillaient, chemin faisant, les populations de tous leurs biens. Dans le premier tome de son livre «Les Leçons» (Al Iîbar), Ibn Khaldoun rapporte que les «Berbères d'Ifriqiya et du Maroc s'étaient rebellés une douzaine de fois» en réponse à ce qu'ils enduraient comme sévices. L'injustice de l'Orient Cette situation avait poussé Maysara Al-Matghari, un célère dirigeant amazigh de l'époque, à se rendre une nouvelle fois à Damas pour rencontrer le Calife omeyyade Hicham Ibn Abd Al-Malik (691 - 743), en compagnie de Tarif Ibn Malik alias Al Berghouati. L'objectif étant de rendre compte au Calife des doléances de leur population. Mais la réception n'eut pas eu lieu, vu que les deux amazighs furent empêchés par le ministre Abrash Al Kalabi de rencontrer l'homme fort de Damas. En colère et dès son retour au Maroc, la délégation amazighe décida de mener une rébellion contre la dynastie omeyyade. Une révolte à laquelle Tarif Al Berghouati prit part, entre 739 et 742 et en marge de laquelle Maysara Al-Matghari s'autoproclamera calife avant que les Amazighs ne se révoltent contre lui et le tuent. Ils élurent Khalid Ben Hamid Zanati à sa place, poussant alors Tarif Al Berghouati à s'exiler dans la région de Tamesna en 744. Dans son ouvrage «L'histoire de l'Afrique du Nord, de la conquête islamique à la fin de l'Etat majoritaire», Abdelaziz Attaâlibi rapporte qu'«après l'incident entre les Arabes et Maysara Al-Matghari, Tarif Al Berghouati s'était dirigé vers Tamesna pour mettre en place une [nouvelle] religion, organiser des croyances et une juridiction». «Lorsqu'il avait terminé son œuvre, il la confia à son fils Saleh et lui ordonna de convaincre les Berbères de l'adopter», poursuit-il. Cette version contredit pourtant celle d'Abou Obeid Al-Bakri. Dans son livre «Al Maghreb fi Dikr Bilad Iffriqiya Wal Maghrib», ce dernier rapporte que «les Amazighs de Tamesna avaient élu Tarif Al Berghouati et lui avaient confié la gestion de leur communauté». Photo d'illustration. / DR Abdelaziz Attaâlibi rapporte, lui, que le fils de Tarif Al Berghouati confia le message de la nouvelle religion à son fils, Iliass, «en lui apprenant sa doctrine et ses dispositions et en lui ordonnant de ne la révéler qu'une fois devenu fort». Ilias prit donc la relève, au moment où son père quittait le pays vers le Moyen-Orient. Mais il veilla à cacher cette nouvelle religion, prétendant et exerçant les principes de l'islam devant sa communauté, selon l'auteur. Celui-ci le qualifie même d'homme ayant été «craignant et pieux». Après avoir gouverné pendant cinquante ans, Iliass Al Berghouati laissa sa place à son fils, Younes, dont l'arrivée au pouvoir constitua définitivement une rupture avec l'attitude de son père et de son grand-père. Il «pratiqua sa nouvelle religion devant sa communauté, appela cette dernière à l'adopter et tua beaucoup de personnes afin de la répandre», poursuit Abdelaziz Attaâlibi. Les bases de la religion berghouatie Les références historiques qui évoquent la religion berghouatie sont rares. Certains historiens les décrivent comme étant «majouss» (païennes), tandis que d'autres mettent l'accent sur leurs prétendues «origines juives». Des versions et des récits à prendre avec des pincettes, l'histoire étant souvent écrite par les vainqueurs. Abou Obeid-Allah Al-Bakri raconte, dans son livre «Les Voies et les Royaumes» (Al Massalik Wal Mamalik) que les opérations au sein du Royaume des Berghouatas se faisaient en Tamazight, tout comme la prière. Il affirme aussi que les Berghouatis disaient «'Abasmen Yakouch' par exemple pour signifier 'Au nom de Dieu'( Bismillah) et Maqqour Yakouch pour signifier 'Dieu est grand' (Allaho Akbar)». Au cours de la prière, «ils lisaient la moitié de leur Coran en étant debout, et l'autre moitié en étant assis», poursuit Abou Obeid-Allah Al-Bakri. Le Royaume des Berghouatas. / Ph. DR Abdelaziz Attaâlibi écrit, dans son livre, que cette religion insistait sur «la reconnaissance des autres prophètes, de celle de Saleh Ibn Tarif et de tous les prophètes arrivés après lui, tout en admettant que le coran (édité par Tarif Al Berghouati, ndlr) était parole de Dieu et qu'il ne pouvait être remis en question». «Il leur avait été imposé de jeûner Rajab et de manger durant le ramadan, de prier cinq fois le jour et cinq autres la nuit, et de sacrifier (du bétail, ndlr) le jour coïncidant avec le 11 Dou Al Hijja. Ils devaient aussi jeûner chaque vendredi alors que leurs prières ne comportaient ni appel à la prière ni préludes.» Abdelaziz Attaâlibi Quant aux relations au sein de la communauté, notamment les affaires familiales, cette religion autorisait à ses croyants toutes sortes de mariages. «Ils pouvaient se marier avec autant de femmes qu'ils le souhaitent et divorcer lorsqu'ils le souhaitent». Le coran bergouati élaboré par Tarif comportait aussi «80 sourates, la plupart attribuées à des prophètes bien connus, comme Adam». «La première sourate était celle d'Al-Ayoub, la dernière étant baptisée Younes. Il y avait aussi des sourates portant des noms d'animaux. Egalement parmi les croyances, il fallait avoir foi en la grande science», poursuit Abdelaziz Attaâlibi. Dans son «coran», Saleh interdisait par ailleurs la consommation des œufs ou de la viande de coq, parce que cet animal était considéré comme étant le «Muezzin». Une croyance encore répandue de nos jours. Généralement, cette religion s'inspirait de l'islam et de certaines pratiques religieuses communément admises au Maroc de l'époque. Amine Qodaha estime, dans son ouvrage «Les Berghouatis au Maghreb arabe», que Saleh Ibn Tarif «avait profité de ses connaissances religieuses en récupérant des principes et des croyances existants dans sa région». Le tout avait été «fortement influencé par le cadre amazigh local, l'environnement de l'époque et la méconnaissance des Berbères de certains principes de l'islam». «Il leurs avait ainsi mis en place une doctrine connue, avec ses rituels et son coran écrit en Tamazight, qu'ils n'avaient pas hésité à adopter et à considérer comme une vérité absolue», conclut-il. Photo d'illustration. / DR Une méconnaissance de l'histoire Bien que de nombreux historiens évoquent un contrôle total de la dynastie Idrisside (788-974) sur tout le Maroc, le royaume des Berghouatas avait bel et bien existé. Cet Etat contrôlait une grande partie du territoire, sa zone d'influence s'étendant de Safi aux environs de l'actuelle Salé. Un royaume établi en 744, soit bien avant celui des Idrissides, et qui continua à exister pendant une centaine d'années, pour s'éteindre en 1058. Dans le livre «L'histoire du Maghreb», Mohamed Abbadi précise que «les Berghouatis sont apparus au Maroc au début du deuxième siècle de l'Hégire. Ils ont continué d'exister jusqu'au milieu du VIe siècle de l'Hégire». «Les Idrissides et les autres dynasties d'après n'ont pas réussi à les vaincre, jusqu'à l'arrivée des Almoravides», écrit-il. C'est d'ailleurs avec la naissance de la dynastie almoravide, ayant adopté le malikisme, que son fondateur Abdellah Ben Yassine décida de conquérir le Maroc et de mettre fin aux autres religions et courants. La conquête prouva son efficacité ailleurs, mais la nouvelle armée essuya un échec face au Royaume des Berghouatas. Le successeur de Ben Yassine, Abu Bakr Al-Lamtouni, continua l'extension et réussira, lui, à éliminer une partie de l'Etat de Barghouta. Le voyageur marocain Hassan al-Wazzan alias Léon l'Africain souligne que les victimes de la campagne almoravide avaient dépassé les 2 millions de morts. Cette conquête, ayant permis de détruire «40 villes» pour reprendre son chiffre, avait marqué le début de la fin d'un royaume au Maroc qui disposait, depuis plus de trois siècles, de sa propre religion.