«Quand le bébé a pu respirer, est devenu rose et a commencé à bouger ses membres, j'ai vu un beau sourire se dessiner sur le visage de la plus jeune des sages-femmes, un sourire qui a effacé pour un temps les traits tirés occasionnés par les conditions de travail. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elles sont inhumaines.» Elles sont deux sages-femmes de garde, l'une aux admissions et l'autre en salle de naissance. Devant l'afflux des familles de la ville et des autres petites maternités avoisinantes, l'hôpital n'a pas recruté de nouvelles sages-femmes pour renforcer les équipes, mais des agents de sécurité d'une société privée pour mettre au pas les familles désemparées. Je suis arrivé en milieu de matinée et j'ai trouvé le gynécologue de garde au bloc opératoire en train de faire une intervention pour des hémorragies. On est ensuite passé en salle de naissance, les cris des femmes parviennent de plusieurs box. Il faut dire que l'hôpital est neuf, avec des normes récentes, ce qui diffère de ce qui peut encore exister dans certains endroits où les femmes sont alignées les unes après les autres pour mettre au monde de nouveaux venus. Ceci présente l'avantage d'une certaine préservation de l'intimité et la possession d'un espace vital, mais l'inconvénient est que la sage-femme doit laisser toutes les portes ouvertes et courir d'un box à un autre parce qu'elle est seule et n'a aucune aide-soignante pour l'assister pour les multitudes d'accouchements qui se succèdent. J'ai suivi le gynécologue en salle de pré-travail pour qu'il puisse voir toutes les femmes qui sont arrivées et qui ne sont pas tout à fait sur le point d'accoucher. Une salle où les gémissements se mélangent aux plaintes, les unes couchées sur des lits d'autres courbées par terre par la douleur et le manque de place. Le médecin demande à la sage-femme des admissions, qui a dû quitter le bureau des entrées, des informations sur chacune des femmes pour qu'il décide ce qu'on doit faire pour les unes et les autres. Il a réexaminé certaines et demandé à d'autres de passer en salle d'échographie. Il sort ensuite dans la salle d'attente pour jeter un coup d'œil furtif sur la trentaine de femmes qui l'attendent en consultation d'urgence. - Ne t'inquiète pas, ça va aller vite, me dit-il voyant mon air étonné en me regardant dans les yeux. - Je ne suis pas inquiet, ai-je répondu en souriant. - Alors prépare-toi à passer la journée avec nous. Ici, quand on entre, on ne sait jamais quand on repart. J'ai six césariennes de prévu et il y en a qui vont se rajouter rapidement. Il a commencé à faire un tri rapide pour voir les vraies urgences d'abord. Ensuite, on est allé en salle d'échographie pour faire les consultations. Et je ne parle pas de tous ceux qui arrivent avec un passe-droit. Il les repère, les rassure qu'il va voir la femme pour qu'ils partent et le laissent travailler. C'est que je suis en compagnie d'un chef de service, craint et respecté parce que reconnu pour être incorruptible et compétent. Pour cela, on lui passe ses sauts d'humeur. Et comment peut-on ne pas en avoir avec une telle charge de travail ? Après les consultations, il s'est dirigé au bloc opératoire pour entamer la série de césariennes. J'en ai profité pour aller voir comment des sages-femmes peuvent bien se débrouiller avec ce flux de patientes. Karima, en salle de travail, a la cinquantaine. Quand elle se déplace de salle en salle, on entend sa respiration et on voit le balancement de sa poitrine. - Comment ça se passe ? - Comme vous voyez, il est 14 heures, j'ai déjà fait 12 accouchements depuis le matin. Il faut que je m'occupe de ce nouveau-né et je n'ai pas fini de recoudre une épisiotomie, je dois pallier le plus urgent. C'est comme cela tout le temps. De temps en temps, la deuxième sage-femme laisse la consultation des admissions et part donner un coup de main à sa collègue, plus jeune mais les traits tirés. Je l'accompagne alors dans sa salle pour m'enquérir de son travail. - Oh ! Docteur, non seulement on a les femmes de la ville, mais énormément de transfert de toutes les maternités des alentours, parfois justifiées, parfois pas vraiment. - Les sages-femmes ont peur désormais avec les audits sur la mortalité maternelle... J'ai dit ça pour expliquer les transferts. - Certainement, parce que les sages-femmes envoient les femmes au moindre doute. - Je sais, c'est par sécurité, mais ceci requiert que l'hôpital provincial ait plus de moyens humains et matériels, ce qui n'est pas votre cas, comme je vois. - Vous voyez dans quelles conditions on travaille, dit-elle en posant sur moi un regard triste et fatigué. En sortant de son bureau, j'ai vu l'autre sage-femme qui court avec un petit qui vient de naître par césarienne vers une table chauffante et de réanimation qui se trouve à l'autre bout de la salle, parce qu'il ne respire pas. La deuxième accourt également dans un vent de panique. Comme j'étais habillé en pyjama, j'ai pu mettre la main à la pâte et montrer à mes deux collègues les gestes de réanimation néonatale. Quand le bébé a pu respirer, est devenu rose et a commencé à bouger ses membres, j'ai vu un beau sourire se dessiner sur le visage de la plus jeune des sages-femmes, un sourire qui a effacé pour un temps les traits tirés occasionnés par les conditions de travail. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elles sont inhumaines. Il existe pourtant des solutions urgentes et rapides à mettre en œuvre pour humaniser cette grosse maternité : recruter des sages-femmes payées par une association ou le conseil provincial et mises à la disposition du ministère de la Santé, puisque ce dernier ne recrute plus, ou redéployer les sages-femmes qui travaillent en périphérie dans des petits centres de santé ou hôpitaux et qui peuvent renforcer les équipes et travailler pour ne pas perdre la main. Ceci requiert une conscience de ce qui se passe dans la maternité et une volonté politique. Sinon, on continuera à observer une destruction du personnel et une mauvaise prise en charge des mamans et de leurs nouveau-nés.