Finances News Hebdo a accompagné durant une journée l'équipe des urgences de l'hôpital Mohammed V de Tanger. L'infrastructure sanitaire publique de Tanger est en parfait déphasage avec l'essor que connaît la ville. La réalité des urgences du CHR est frappante et le constat est plus qu'effrayant. L'enquête se poursuit à Tanger, porte du Maroc et du continent africain. Une ville qui est devenue, depuis quelques années, un pôle économique à part entière grâce à l'impulsion royale. Des chantiers d'envergure ont vu le jour, la hissant parmi les villes les plus attractives du Royaume, notamment pour les investisseurs étrangers. Paradoxalement à cette dynamique, il y a bien une face cachée qui ne reflète pas l'image de cet essor et de l'objectif fixé, à savoir : hisser Tanger au même niveau des grandes agglomérations internationales. En effet, l'infrastructure sanitaire publique de la ville est en parfait déphasage avec cette ambition si prometteuse. C'est le constat après une journée passée en immersion au sein des urgences de l'hôpital Mohammed V de Tanger. Changement de décor radical par rapport au CHU Ibn Tofail de Marrakech. D'emblée, les locaux sont exigus, équipés du strict minimum et l'effectif est très réduit. Le Centre hospitalier régional (CHR) de Tanger ne répond plus aux besoins de la population qui a crû remarquablement par rapport à sa capacité d'accueil. Pis encore, étant un hôpital régional, le CHR prend également en charge tous les transferts des hôpitaux de la région (Larache, Assila, Tétouan, Ksar Sghir, Ksar El Kebir ... ). Ces derniers n'hésitent pas à transférer les cas les plus critiques vers le CHR de Tanger, particulièrement les week-ends et les jours fériés. D'après le médecin-chef du service, la situation des urgences de l'hôpital va de mal en pis. Une journée aux urgences du CHR Mardi 15 octobre, on est à la veille de la fête du sacrifice. Premier constat, aucun dispositif d'urgence n'est mis en place pour faire face à une éventuelle situation critique, notamment les accidents sur la voie publique qui sont très récurrents en cette période. La journée démarre par une visite des lieux, en compagnie du Dr. Khalid Azrout, directeur du CHR de Tanger. D'autres médecins sont venus nous faire part des principales difficultés auxquelles ils sont confrontés au quotidien, sans langue de bois ni restriction, notamment Dr. Fouad Kabil, médecin-urgentiste et Chef de service des urgences, Choutouki Younes, le Major du service des urgences et Mustapha El Amrani, surveillant général de l'hôpital. Ici, nous sommes très loin des urgences des séries télévisées où tout le monde s'active dans tous les sens pour sauver des vies. Malheureusement, la réalité est tout autre, très amère. A 9H30, devant l'entrée des urgences, dépourvue de portes, une trentaine de patients s'entassent devant la salle d'examen. Femmes, hommes, enfants, vieux et jeunes, tous attendent, anarchiquement, leur tour pour être auscultés. Chacun estime que son cas est le plus urgent. A l'intérieur de la salle, un médecin est assis derrière un bureau avec comme seuls instruments : un stylo, un carnet d'ordonnance, un cachet et un stéthoscope. Il examine brièvement des centaines de malades qui se succèdent pour un premier diagnostic avant d'être transférés vers les autres services des urgences (radiologie, scanner, premiers soins...). La consultation se fait dans une salle insalubre, la peinture est décollée par endroits et la moisissure a envahi la quasi totalité des murs. Un état des lieux déplorable et lamentable pour une structure qui accueille tous les cas d'urgence de la région, soit plus de 134.000 cas enregistrés par an, selon le Directeur de l'hôpital. 9h45, des cris s'élèvent au fond du couloir. Un jeune homme, d'environ 25 ans, est allongé par terre et réclame, à haute voix, d'être secouru, évoquant une forte douleur à l'abdomen. Le médecin et les infirmiers tentent de le calmer avant de le prendre en charge immédiatement. Il est aussitôt conduit en salle d'observation où il est examiné par le médecin de service et évacué en salle de radiologie. Lors de notre passage, les familles des patients, qui ont envahi les couloirs, déploraient les conditions piteuses de ce service public. Un peu plus loin, les cris fusent de partout et se font de plus en plus forts. 10h, la salle d'observation, surveillée par un vigile et par un agent de la Sûreté nationale, est archi-comble. Au total, 13 patients sont en observation dans une salle d'une capacité de 8 lits. Des cas d'agression à l'arme blanche, des insuffisances respiratoires, des accidentés de la circulation, des patients souffrant de crise d'hystérie... L'équipe médicale, composée d'un médecin, du major du service et d'une infirmière, est totalement dépassée et ne sait plus où donner de la tête. «Nous souffrons d'un déficit considérable en effectifs et en capacité d'accueil. Parfois, nous sommes contraints d'installer les patients à même le sol faute de place», nous confie l'infirmière du service d'urgences, Fatema. Après avis du médecin spécialiste, les patients sont, soit conduits au bloc opératoire, soit hospitalisés dans un autre service de l'hôpital ou transférés vers un autre hôpital de la ville, soit ils demeurent en salle d'observation jusqu'à leur sortie. Là encore, l'insuffisance des ressources humaines se fait fortement sentir. Le transport des patients ou des blessés, d'un service à un autre, n'est plus assuré par les brancardiers, mais par les femmes de ménage et les familles des patients. «Le ministère de la Santé a supprimé les brancardiers, du coup cette tâche est, désormais, assurée par le personnel de nettoyage et les accompagnateurs des malades», nous précise-t-on. Le Dr. Fouad Kabil nous a, par ailleurs, précisé que l'hôpital souffre d'une pénurie de personnel accrue par les départs en retraite qui, malheureusement, ne sont pas remplacés. Il est 11h, toujours en salle d'observation, le personnel est dépassé, le flux des malades augmente, l'attente devient de plus en plus longue et les protestations des malades et de leurs familles se font de plus en plus entendre. Le Major du service, Haj Younes, dont le rôle est à la fois la gestion du flux de la salle et la coordination entre les différents services des urgences, prépare le transfert d'un malade. Ce dernier, souffrant d'une anémie, est transféré à l'hôpital Duc De Tovar pour une transfusion sanguine. Pour les transferts de deuxième niveau, le CHR dispose de deux ambulances, non équipées, qui assurent l'acheminement des patients vers d'autres structures médicales de la ville. Certains cas, en l'occurrence les plus graves, sont acheminés vers les CHU de Rabat et/ou de Casablanca dans des conditions déplorables, à savoir sans assistance médicale et sans l'accompagnement d'un personnel médical. 11h30, l'ambulance de la Protection civile se gare devant la porte des urgences transportant un homme âgé d'environ 60 ans. A bord de sa moto, ce dernier a été renversé par une autre moto et souffre d'une fracture du bras droit et d'une plaie à la tête. Dans la salle de soins, l'infirmier s'active pour lui donner les premiers soins avec un matériel non stérilisé et qui a déjà servi auparavant. D'après l'un des responsables, l'hôpital ne dispose pas d'une unité capable d'assurer la stérilisation de tout le matériel et de manière systématique. Le blessé est ensuite acheminé vers le service de radiologie où, là aussi, plus d'une trentaine de personnes patientent pour une radio, une échographie ou un scanner. Sur un brancard, M.Z, un homme de 45 ans, souffre d'une forte douleur au pied gauche. Hospitalisé au service de traumatologie, il attend, depuis six jours, d'être opéré, mais en vain. Toutes les interventions sont suspendues en l'absence de médecins anesthésistes-réanimateurs. Les malades ne sont pas informés de ces contretemps. Chaque jour, ils espèrent que les blocs opératoires vont fonctionner et que leur calvaire va prendre fin. L'attente devient, donc, de plus en plus insupportable. Il est 13H, devant le bureau du directeur, en réunion avec son équipe, des parents d'enfants hospitalisés au service traumatologie pédiatrique protestent. «Depuis 5h du matin, nos enfants n'ont rien mangé et attendent qu'on vienne les chercher. Ils ont faim et ils pleurent. Nous ne savons pas quoi faire, surtout que des rumeurs circulent sur l'absence des réanimateurs. Si c'est ainsi, autant les emmener fêter l'Aïd à la maison», s'indignent les parents. Changement de décor. Il est 16h15min, dans la salle d'accouchement, deux femmes sont sur le point de mettre bas tandis qu'une quinzaine d'autres attendent dans une salle à côté. Dans cette zone, les hurlements sont assourdissants. La corruption, monnaie courante Le flux du service dépasse également la capacité d'accueil. Le taux d'occupation est de 150% par mois, soit en moyenne 32 accouchements par jour. Au sein du service, seulement deux sages-femmes assurent la garde, s'occupent à la fois de l'enregistrement des femmes, des accouchements ainsi que des soins néonatals en l'absence de pédiatres. «Nous sommes fréquemment débordés par la charge de travail et le manque d'effectif. Faire accoucher 8 ou 10 femmes à la fois et s'occuper, en même temps des bébés, ne nous permet pas de faire notre travail convenablement. Pire encore, par manque de place, il y a souvent des femmes qui accouchent à même le sol», nous explique Malika Akiaoui, l'une des sages-femmes du service. Du côté des mamans, on déplore le traitement brutal de certaines sages-femmes ainsi que les pratiques de corruption. «Le traitement que nous recevons, par certaines sages-femmes, est inhumain. Du coup, les pourboires sont monnaie courante au sein de la maternité», nous confie une maman. Une rude réalité De l'autre côté de la maternité, 7 personnes sont entre la vie et la mort au service de réanimation. Un service très sensible qui nécessite des équipes médicales spécialisées et d'importants moyens techniques. Ce qui n'est pas le cas à la réanimation du CHR de Tanger. Une salle où sont disposés 8 lits côte-à-côte sans séparation, ni cloison et donc dépourvue de toute isolation. A titre d'exemple, une femme ayant accouché par césarienne peut être alitée juste à côté d'un accidenté avec un traumatisme crânien, d'un comateux ou même d'un malade souffrant de maladies contagieuses, notamment la méningite. Le risque d'infection est donc très élevé. Quant aux effectifs, le service ne compte qu'un médecin anesthésiste-réanimateur qui assure la garde durant 7 jours et 24h/24h, ainsi qu'un(e) infirmier(e). C'est d'ailleurs le seul médecin anesthésiste-réanimateur de l'hôpital, en charge, à la fois, de la surveillance des malades à la réanimation et de l'anesthésie au bloc opératoire des urgences. Du coup, souvent l'infirmier se retrouve seul à s'occuper, en moyenne, de 10 malades graves, dont des comateux. «Nous avons une surcharge de travail énorme. Preuve en est, nous sommes deux à assurer la garde dans un service où le minimum requis est entre 6 et 10 personnes», nous confie le médecin anesthésiste-réanimateur. Aussi, le laboratoire de l'établissement n'effectue-t-il que le strict minimum d'examens. Du coup, les bilans et les examens complémentaires sont faits dans des laboratoires privés par les familles, ce qui constitue une charge financière et une perte de temps considérable pour les cas urgents. Dans de telles conditions, les chances de survie de ces grièvement malades sont très minimes. En plus de ces contraintes, le personnel est confronté à un autre problème : celui des familles qui, dans la plupart du temps, se montrent très agressives envers le corps médical. Une agressivité confirmée par tout le personnel des urgences et qui a pris considérablement de l'ampleur. Les conclusions que nous avons tirées de cette journée, c'est que les services des urgences dans notre pays vont de mal en pis. Etat déplorable de l'infrastructure, pénurie des ressources humaines, surcharge de travail qui se répercute sur la qualité des prestations proposées, augmentation de l'agressivité de la population..., autant de dysfonctionnements qui méritent des solutions urgentes. Détrompez-vous si vous croyez que les urgences publiques ne concernent que la population vulnérable qui n'a pas les moyens d'aller se soigner dans le privé. Car, nous pouvons tous être amenés à être dans la même situation, notamment en cas d'un accident sur la voie publique (AVP).