Attention, nous sommes devenus des citoyen-zappeurs. Le numérique a induit en nous un déficit de l'attention comme l'explique le philosophe Bernard Stiegler. Aucune vision, aucune stratégie dans nos actions. On agit tels des moutons, à l'instinct ou à l'émotion. On est choqué par un pédophile gracié, le suicide d'une fille mariée à son violeur, deux filles aux jupes trop courtes harcelées par des frustrés puis par les autorités... Ensuite ? Aucune suite ! Hop, un sit-in et tout est oublié. Clic, clic. Hashtag. #JeSuisContre ou #JeSuisPour ? Pas assez original. Pourquoi pas : #Mettre_une_robe_nest_pas_un_crime ? Bingo ! "Pas un crime ? Ok, ça peut être un délit alors ?", remarque Omar, un avocat de Zaïo, sevré d'alcool depuis 11 jours. Personne ne l'écoute de toute façon : le hashtag pète sa mère ! Vite, vite, on partage. Les Che Guevara du clavier que nous sommes se sentent grisés par notre courage virtuel rendu possible car nous pensons être nombreux. On sent qu'on va vivre un moment unique. Une sorte de happy hour du militantisme web. Twitter appelle ça un Trending Topic. Alors on ose signer une pétition en ligne : 5000. Waou ! Nous pensons être une armée... mexicaine. En effet, il n'y a que des officiers, il nous faut des soldats. On va les payer en bitcoin ? Peu importe si tu n'as pas compris, la mobilisation continue. Pour se sentir encore vivant, notre train-train virtuel doit de temps en temps être entrecoupé d'éphémères actions IRL (In Real Life pour les générations A jusqu'à X). Clic, clic. Like si tu es un "bouzebal". Retweet si t'es un "kilimini". Peu importe si tu n'as pas compris. Trop kool. On se croirait dans une Flash Mob ! (y) Rendez-vous pour un sit-in minute, le temps d'allumer et voir se consumer une bougie. Ca réchauffera les coeurs et nous permettra de nous donner bonne conscience. Date et heure : Dimanche à 22h (calendrier grégorien) - entre la 6 et la 7ème rek3a de Tarawih (calendrier hégirien). Lieu : Place des Nations à Casablanca - "C'est où ?", demande Ghita sur les réseaux sociaux. - "A côté de kora l2ardiya", lui répond Houcine, le fils du jardinier, 2 amis en commun. - Ghita : "??? #WTF". - Ghali, 230 amis en commun : "Mais si, tu connais ! Juste à côté du Hyatt. - Ghita : "Ah oui super. Merci Ghalito 3 3 3 #MuchLoved " Bilan de la mobilisation ? Nous sommes 300*. Ca rappelle la bataille des Thermopyles contre Xerxès, le roi des Perses. J'ai cherché partout Léonidas. "Quoi ? La marque de chocolat belge ?", me répond Ghita, jupe courte et spartiates hautes aux pieds. Pas le temps de lui expliquer, les solides bougies sont déjà devenues liquides. Ghita doit rentrer. Arrivée à la maison, maman est soulagée car il n'y a pas eu de répression policière. Normal, aucun enjeu sécuritaire. Le carton d'invitation est même passé au JT de 2M. C'est du militantisme bisounours autorisé. Une sorte de flash mob pour NOS libertés individuelles. Le pronom personnel est important. Je dirais même essentiel. L'hyper individualisme VS libertés collectives En effet, il n'y a désormais que du MOI dans nos mobilisations collectives modernes. A de rares exceptions près, on ne se mobilise plus que pour des causes liées à nos libertés individuelles. Et encore, pas n'importe lesquelles, surtout celles qui touchent notre Anfa-Souissi way of life ! Nous sommes devenus des épicuriens-consommateurs-apolitiques. On veut bien appuyer sur pause dans notre kiffe-ma-life-style, si et seulement si, ce n'est pas trop dangereux politiquement. Par contre, lutter pour les acquis et les droits collectifs c'est moins trending topic. Même pas un hashtag pour le droit d'accès à l'information. Une manif pour dénoncer la corruption ou défendre la liberté d'expression ? LOL ! On se souvient de la formidable mobilisation (sic) pour soutenir Ali Anouzla en septembre 2013. Même les journalistes étaient absents, c'est vous dire à quel point nous sommes corporatistes que lorsqu'il s'agit de défendre nos petits avantages. Hyper individualisme je vous disais ! Dans le fond, je suis d'accord pour les jupes courtes et les chemises à manches longues, et vice-versa. Mais vous êtes où les 300 quand il s'agit du système de santé, de l'éducation, du droit du travail, de la réforme des retraites... On fait quoi pour soutenir des ouvriers grévistes ? "M'en fou je ne suis pas ouvrier !", m'explique Ghali qui en profite pour me bloquer sur Twitter. Okey ! Sinon les élections, ça concerne tout le monde. Pourquoi ne pas écrire à nos députés pour dénoncer la récente réforme du code électoral autorisant de nouveau les analphabètes à se présenter aux élections, ou le refus d'intégrer l'amendement pour l'inéligibilité des "ex" trafiquants de drogue condamnés par la justice ? Nari nari, trop compliqué. Ca ne tient pas en 140 caractères ! Clic, clic. Non ce n'est pas le bruit d'un clic de souris mais celui du mécanisme d'une bombe à retardement. Nous sommes 300, nous sommes l'élite 2.0 et nous nous influençons. Nous trônons au-dessus de notre petit monde virtuel, pendant que le vrai monde, lui, s'effondre autour de nous. * le nombre de 300 n'est donné que pour la narration