Le 13 mai 2012, descendant du train à Rabat-ville en provenance de Meknès, j'ai observé des hommes d'un certain âge en train de courir en tous sens, vêtus de djellabas blanches, de tuniques, de bonnets et de babouches de couleur blanche et jaune. La plupart d'entre eux portaient la barbe, tenaient le Coran à main et scandaient «nous sommes victimes de la nouvelle politique religieuse». En fait, il s'agissait d'une manifestation d'imams et préposés religieux qui avaient lieu devant le parlement marocain ce jour-là, les forces de l'ordre venaient d'intervenir pour disperser les imams violemment. Récit ethnographique. (Partie 2) Les revendications sociales des imams Cette catégorie sociale, les imams, porte ses revendications devant le ministère des Habous et des Affaires islamiques. Ils brandissaient même des pancartes «Dégage!» rappelant les slogans du printemps des peuples du Machrek et du Maghreb. La première revendication est d'ordre sociale et économique, les imams perçoivent entre 800 et 1400 dirhams par mois et affirment vivre en dessous du seuil de pauvreté. En janvier 2012, leur ministre, Ahmed Toufiq, a promis d'augmenter les salaires de 300 dirhams, cette augmentation est jugée «dérisoire» par les religieux. Une banderole affichait une revendication principale «Les imams des mosquées réclament leurs liberté, dignité, justice, plein droits». A l'occasion d'un échange avec un imam manifestant, celui m'expliquait qu'il avait des difficultés à acheter une nouvelle tenue vestimentaire pour prêcher, bien que ce soit une condition exigée par le ministère. Une visite sur le site du ministère me permet de vérifier cette information, dans le chapitre «La correction de la tenue vestimentaire», on peut lire : «La tenue vestimentaire de l'imam, le jour du vendredi, est spéciale, elle joue un grand rôle dans la réussite du sermon. Le sermonnaire constitue la cible des regards de l'auditoire. Le sermonnaire est tenu d'adopter le vêtement marocain traditionnel, la djellaba et les burnous locaux, tous deux de couleur blanche». D'autres manifestants m'ont confié «on a demandé à nos proches de nous prêter l'argent pour acheter les billets de train pour venir manifester pacifiquement à Rabat et faire entendre notre voix, et vous voyez la réponse agressive de la police, la matraque ! Quelle honte ! nous sommes les porteurs du saint Coran !». Les imams et préposés religieux ont créés un organisme nommé la «Ligue Nationale des Imams des Mosquées», organisme non reconnu par le ministère des Habous et des Affaires islamiques. L'objectif de l'organisme est de permettre aux imams de s'organiser pour défendre leurs droits. Cet organisme mène des sit-in et des manifestations nationales et locales depuis deux années, Dernièrement un grand rassemblement régional a eu lieu à Ouarzazate. Des revendications éthiques et démocratiques Les revendications économiques malgré leur importance ne sont pas les seules préoccupations des préposés religieux. Le guide de l'imam, du prédicateur et de sermonnaire, paru en 2007 aux éditions des ministères des Habous et des Affaires islamiques, est très contesté par les imams manifestants. L'ouvrage est entièrement consacré à l'exposé des fondements et des règles pratiques concernant les imams, les sermonnaires et des prédicateurs. «Défendre l'authenticité de la religiosité marocaine à savoir la doctrine ash'arite, le rite mâlikite et le soufisme.», la première directive ne plaît pas à une majorité des imams selon leurs déclarations. Cette partie des religieux n'est pas prête à défendre le soufisme et encore moins à adhérer à l'appel du ministère «revenir au culte des saints» [7]. Concernant cet appel, il est important de souligner qu'il n'a pas été validé par le Haut conseil scientifique des Ouléma. Les imams exploitent cette divergence entre les deux institutions officielles à savoir le ministère des Habous et des Affaires islamiques et le Haut conseil scientifique du Ouléma pour justifier leur révolte et leur refus d'appliquer les consignes. La directive la plus contestée est l'interdiction aux imams et préposés religieux d'intervenir dans le monde politique et d'accorder des interviews et des entretiens à la presse nationale ou internationale. Selon eux, il s'agit d'une privation de la liberté d'expression. Paradoxalement malgré ce devoir de réserve, le ministère a obligé tous les imams, prédicateurs et sermonnaires du royaume à mener la campagne pour le «oui à la constitution» de juillet 2011 et à diaboliser le mouvement de contestation du 20 février. Et les religieux qui ont refusé d'appliquer cette directive ont perdu leur travail, expliquent les manifestants. Ces dernières années, de nombreux imams se sentent proches des associations des droits de l'Homme. Une conférence de presse a été organisée dernièrement à Rabat par l'Association marocaine des droits de l'Homme (AMDH) intitulée «le drame des professeurs de l'enseignement traditionnel licenciés et les souffrances des préposés religieux» avec la participation de représentants des imams, ce fait montre que les préposés religieux commencent à avoir une place dans les structures de la société civile. En 2009, le ministère a adressé une circulaire relative au recrutement et la cessation de contrat de travail des imams et préposés religieux. L'application de ce décret a causé la mise à terme de centaines de contrats de travail des imams, les imams en colère avancent le chiffre du 946 imams révoqués [8] et expliquent que des audiences contre la mise à fin de contrat de travail sont en cours dans les tribunaux du royaume [9]. Il suffit à ce passage de rappeler le cas de l'imam "rebel" de l'orient Abdellah Nhari qui s'est vu interdire de prêcher dans toutes les mosquées du royaume, imam jugé dérangeant et politisé. A cette occasion, il est très intéressant de mentionner que le domaine de la fatwa est désormais contrôlé par une instance officielle. Le ministre des Habous et des affaires islamiques. Le lundi 30 avril 2012, Ahmed Toufiq a souligné que toute fatwa qui n'est pas émise par l'institution concernée, le Conseil supérieur des Oulémas, n'est qu'une simple opinion. La fatwa «ne devrait en aucun cas être émise en dehors du cadre de l'institution qu'il s'agisse de personnes ou de groupes» a-t-il insisté, précisant qu'il ne faut accorder aucun intérêt à une fatwa émanant des personnes. Les imams se sont vus interdits d'exercer, ils ne pouvaient plus donner des prêches dans les mosquées. Ce fait représente un point de conflit entre les préposés religieux et le ministère du Habous et des Affaires islamiques, Redouane Ben Chakroune, président du conseil scientifique à Ain-Chok à Casablanca, Moustapha Kassir à Casablanca, Rachid Nafie à Rabat, sont écartés des mosquées pour non respect du guide de l'imam entre autre. Le ministère a accordé une grande marge de liberté aux mûrchid (conseillers) pour contrôler tous les préposés religieux dans le cadre du même décret. Les imams ont dénoncé la corruption et le clientélisme de ces conseillers, ces derniers menacent tout préposé religieux qui ne respecte pas les directives et les orientations politico-religieuses du ministère. Les préposés religieux ne sont pas seulement victimes de la politique du ministère, mais aussi dépendants de la volonté des responsables des associations des mosquées. En effet, une grande partie des mosquées au Maroc est gérée par ces associations qui ont la responsabilité du recrutement et de la cessation de contrat de travail d'un imam en accord avec le ministère. L'imam doit obéir aux responsables des associations, quelques fois l'imam est pris en otage dans les conflits internes des membres des associations. Deux lignes doctrinales contradictoires partagent la majorité de ces membres d'association, le salafisme et le soufisme. L'imam peut se trouver sous la pression ou la protection des membres selon leurs appartenances idéologiques [10]. Une autre contrainte vient de s'ajouter aux difficultés de cette catégorie sociale, l'imam ne doit pas dépasser l'âge de 45 ans pour avoir un poste d''imamat et il doit accepter la zone géographique de la nomination. Selon les chiffres des ministères des Habous et des Affaires islamiques, le Maroc compte environ 50 000 mosquées et plus de 55 082 imams et prédicateurs. Une partie des imams, prédicateurs, sermonnaires et préposés religieux n'est pas attachée au ministère, leurs rémunérations dépend des dons de mécènes et d'autres activités exercées souvent de façon informelle tels que le commerce et l'agriculture. Ce corps des proposés religieux n'a pas la possibilité de s'organiser en syndicat pour défendre ses droits. Pour détourner cette interdiction, ils ont recours à l'utilisation des réseaux sociaux par internet pour mieux diffuser leur combat et faciliter la communication entre eux. On trouve plusieurs compte sur Facebook, «La campagne nationale de revendications pour les droits de l'imam», «Les imams des mosquées pour nos droits», «Association des préposés religieux au Maroc», «Les imams des mosquées au Maroc», par exemple. Cette utilisation accrue de la toile montre à quel point l'image de l'imam traditionnel est loin et qu'une modernisation accélérée a touché ce secteur souvent méconnu de notre société. Il existe, désormais, des organisations représentatives des préposés religieux dans tout le Maroc, mais elles ne sont pas reconnues par les ministères des Habous et des Affaires islamiques et de l'Intérieur. De plus, un vieil accord de coopération existe entre les deux ministères permettant de contrôler les acteurs religieux ainsi que les Oulémas. Cet accord a été réactivé et mis à jour après les attentats du 16 mai 2003, aujourd'hui un casier judiciaire est demandé à un imam souhaitant intégrer une mosquée et son dossier de candidature est examiné par la police. Les imams demandent l'indépendance de leur ministère avec celui de l'intérieur. Les imams se sont vus interdits de s'écarter du texte de prêches du vendredi qu'ils reçoivent du ministère, alors qu'ils revendiquent de rédiger eux-mêmes leurs prêches selon les évènements et les besoins de leurs régions d'exercices respectives. Ils demandent donc plus de liberté de gestion des affaires de la mosquée y compris le droit d'accorder des consultations et avis de jurisprudences au public. Les imams promettent de manifester les mois à venir si le ministère n'ouvre pas ses portes à la négociation. Le président de la Rabita(ligue) des imams des mosquées Mohamed Samir lance un avertissement en disant que «le dossier des préposés religieux est une bombe, nous souhaitons le régler avant qu'elle n'explose en détruisant la sécurité spirituelle et la stabilité sociale du royaume» [11]. Des figures d'inégalité Le ministère des Habous et des Affaires islamiques est parmi les ministères les plus riches du royaume, non seulement grâce à son budget annuel élevé [12], mais également du fait qu'il est propriétaire de nombreux biens terriens et immobiliers destinés à la location. Ainsi le ministre avait, lors d'une interview pour le quotidien Le Matin le 30 juin 2010, évoqué 200 000 hectares de terrain et 46 000 locaux commerciaux. Il n'avait pas évoqué les immeubles et les autres éléments fonciers. Le gouvernement a augmenté les indemnités des oulémas membres du Conseil supérieur et des conseils locaux et des prédicateurs qui partent en Europe, pendant le Ramadan. A cette augmentation s'ajoutent les frais de déplacements et d'hébergement. Pendant le mois de Ramadan, une centaine des prêcheurs partent en Europe pour prêcher l'islam officiel. Le ministre, Ahmed Taoufiq, a accordé une hausse des indemnités mensuelles des missions des oulémas. Elle est répartie de telle sorte que les présidents des conseils locaux auront 13 000 dh par mois contre 10 000 l'année précédente. Les membres du Conseil supérieur n'auront quant à eux que 5 000 dh au lieu de 3 000 dh. Les hauts fonctionnaires du ministère bénéficient de nombreux avantages (logement, transport, voyage, pèlerinage à la Mecque, etc.), les employés de la radio et télévision spécialisées dans la diffusion des programmes religieux sont également bénéficiaires de ces avantages [13]. Exclus de ces augmentations et de ces privilèges, les préposés aux mosquées, dont les imams, continuent à vivre dans la précarité et le besoin. Lire la suite... (Partie 3) [7] Journal el-tajdid, le 13/09/2009, l'Etat encourage al-kubouriya (le culte des tombeaux). Voir aussi , El Krifi Mohamed, lutter contre la kubouriya est une responsabilité de tous, le mossem de sidi Ali-Ben Hamdouch comme exemple, Journal, Al-Sabil, N° 52, 16 avril 2009 [8] Ce chiffre était inscrit sur une pancarte lors des manifestations devant le parlement [9] Dossier n° 2011/178 au tribunal administratif d'Agadir Un communiqué signé par le délégué du ministère des Habous et des affaires islamiques, à Agadir, daté du 13 novembre [10] 2013, annonce que l'imam et muezzine de la mosquée de souk el Had à Agadir, a été limogé de ses fonctions à cause d'un conflit l'opposant aux dirigeants de l'association qui gère les affaires de la mosquée. L'imam qui se dit soufi Tijani, a adressé une lettre au délégué expliquant les causes du conflit qui l'oppose à cette association d'obédience salafiste. [11] Mohamed Samir, «Les problèmes des imams sont aussi les problèmes de la nation» in www.ousratalmasajid.com [12] Le budget du ministère des Habous et des affaires islamiques, au titre du projet de loi de finances 2013, s'élève à 3,41 milliards de dirhams (MMDH) contre environ 3,21 MMDH en 2012, soit une hausse de 6,32 pc. [13] Le 03 mai 2006 : Publication dans le journal officiel du décret n° 2.05.1577 relatif à la rémunération allouée aux prédicateurs qui exercent dans les différentes provinces du Royaume.